Longin |
Traité du Sublime
ou du merveilleux dans le discours(1)
Traduit du texte grec Περὶ ὕψους
(Perì hýpsous) de Longin(2)
Extraît de l'édition: Paris: Le Livre de Poche, Librairie Générale Française,
1995.
Date d'écriture par le Pseudo-Longin: Ier siècle après J.C.
Note sur cette édition |
La traduction du Traité du Sublime fut éditée pour la première fois en 1674. On reproduit ici le texte de l'édition de 1701, la plus achevée puisque Boileau lui-même l'appelait son édition « favorite ». Pour une reproduction très fidèle des graphies de 1701, ainsi que les variantes des autres éditions, voir le volume Boileau de la Pléiade (1966, par Françoise Escal). Ici, l'orthographe a été modernisée ; la ponctuation est celle de 1701, avec quelques modifications mineures et la suppression des très nombreuses majuscules. N'ont été conservées que les majuscules signalant des concepts rhétoriques, le Grand, le Sublime, la Disposition, etc. Enfin, on a ajouté les chiffres des chapitres et paragraphes conventionnels de Longin : le lecteur pourra ainsi se reporter sans difficulté au texte grec, par exemple dans l'édition des Belles-Lettres.
Pour une annotation d'helléniste complète, on consultera l'édition de D.A.
Russell (Oxford: Clarendon Press, 1970) et de C.M. Mazzucchi (Milan: Vita e
pensiero, 1992 ; grande bibliographie et nombreux renvois ponctuels à Denys
d'Halicarnasse). Pour une traduction à la fois littérale et enthousiaste, voir
l'édition de Jackie Pigeaud (Paris: Petite Bibliothèque Rivages, 1991): elle a
le souffle d'un Bollack. En s'y reportant, on pourra être sensible à un effet
d'art de la prose de Longin qu'estompe la traduction de Boileau, belle mais à
cet égard trop régulière. Longin tente souvent une prose « mimétique » de ses
exemples, « il fait la figure qu'il enseigne » (p. 65). Non content d'être
sublime quand il parle du sublime, il recourt aux asyndètes quand il traite de
l'asyndète, au style très bref pour parler de la brièveté, etc. Quand il évoque
Démosthène, il a de longues périodes aussi tendues et violentes que celles de
son modèle, ou encore un « beau désordre » (22.4). Je n'ai pas relevé ces
effets : il eût fallu citer des paragraphes entiers.
PLAN SUCCINCT DU TRAITÉ DU SUBLIME Annonce des cinq « sources » ou « parties » : chap. 8 I. et II. Élévation d'esprit et Pathétique : 9-15 III. Figures ou schèmes: 16-29 IV. Choix des mots ou tropes (elocutio): 30-38 V. Arrangements des paroles, dite « cinquième partie » 39- 43.1 |
Ce petit traité, dont je donne la traduction au public, est une pièce échappée du naufrage de plusieurs autres livres que Longin avait composés. Encore n'est-elle pas venue à nous toute entière. Car bien que le volume ne soit pas fort gros, il y a plusieurs endroits défectueux, et nous avons perdu le Traité des Passions, dont l'auteur avait fait un livre à part, qui était comme une suite naturelle de celui-ci(3). Néanmoins, tout défiguré qu'il est, il nous en reste encore assez pour nous faire concevoir une fort grande idée de son auteur, et pour nous donner un véritable regret de la perte de ses autres ouvrages. Le nombre n'en était pas médiocre. Suidas en compte jusqu'à neuf, dont il ne nous reste plus que des titres assez confus(4). C'étaient tous ouvrages de critique. Et certainement on ne saurait assez plaindre la perte de ces excellents originaux, qui, à en juger par celui-ci, devaient être autant de chefs-d'oeuvre de bon sens, d'érudition, et d'éloquence. Je dis d'éloquence ; parce que Longin ne s'est pas contenté, comme Aristote et Hermogène, de nous donner des préceptes tous secs et dépouillés d'ornements(5). Il n'a pas voulu tomber dans le défaut qu'il reproche à Cécilius, qui avait, dit-il, écrit du Sublime en style bas. En traitant des beautés de l'Élocution, il a employé toutes les finesses de l'Élocution. Souvent il fait la figure qu'il enseigne ; et, en parlant du Sublime, il est lui-même très sublime. Cependant il fait cela si à propos et avec tant d'art, qu'on ne saurait l'accuser en pas un endroit de sortir du style didactique. C'est ce qui a donné à son livre cette haute réputation qu'il s'est acquise parmi les savants, qui l'ont tous regardé comme un des plus précieux restes de l'antiquité sur les matières de rhétorique. Casaubon l'appelle un Livre d'or, voulant marquer par là le poids de ce petit ouvrage, qui malgré sa petitesse, peut être mis en balance avec les plus gros volumes(6).
Aussi jamais homme, de son temps même, n'a été plus estimé que Longin. Le philosophe Porphyre(7), qui avait été son disciple, parle de lui comme d'un prodige. Si on l'en croit, son jugement était la règle du bon sens, ses décisions en matière d'ouvrages passaient pour des arrêts souverains ; et rien n'était bon ou mauvais, qu'autant que Longin l'avait approuvé, ou blâmé. Eunapius(8), dans la Vie des Sophistes, passe encore plus avant. Pour exprimer l'estime qu'il fait de Longin, il se laisse emporter à des hyperboles extravagantes, et ne saurait se résoudre à parler en style raisonnable d'un mérite aussi extraordinaire que celui de cet auteur. Mais Longin ne fut pas simplement un critique habile : ce fut un ministre d'État considérable ; et il suffit, pour faire son éloge, de dire qu'il fut considéré de Zénobie cette fameuse reine des Palmyréniens, qui osa bien se déclarer reine de l'Orient après la mort de son mari Odenat(9). Elle avait appelé d'abord Longin auprès d'elle, pour s'instruire dans la langue grecque. Mais de son maître en grec, elle en fit à la fin un de ses principaux ministres. Ce fut lui qui encouragea cette reine à soutenir la qualité de reine de l'Orient, qui lui rehaussa le coeur dans l'adversité, et qui lui fournit les paroles altières qu'elle écrivit à Aurélian, quand cet empereur la somma de se rendre. Il en coûta la vie à notre auteur: mais sa mort fut également glorieuse pour lui, et honteuse pour Aurélian, dont on peut dire qu'elle a pour jamais flétri la mémoire. Comme cette mort est un des plus fameux incidents de l'histoire de ce temps-là, le lecteur ne sera peut-être pas fâché que je lui rapporte ici ce que Flavius Vopiscus en a écrit(10). Cet auteur raconte que l'armée de Zénobie et de ses alliés ayant été mise en fuite près de la ville d'Emesse(11), Aurélian alla mettre le siège devant Palmyre où cette princesse s'était retirée. Il y trouva plus de résistance qu'il ne s'était imaginé, et qu'il n'en devait attendre vraisemblablement de la résolution d'une femme. Ennuyé de la longueur du siège, il essaya de l'avoir par composition. Il écrivit donc une lettre à Zénobie, dans laquelle il lui offrait la vie et un lieu de retraite, pourvu qu'elle se rendît dans un certain temps. Zénobie, ajoute Vopiscus, répondit à cette lettre avec une fierté plus grande que l'état de ses affaires ne le lui permettait. Elle croyait par là donner de la terreur à Aurélian. Voici sa réponse :
Zénobie, reine de l'Orient: à l'empereur Aurélian
« Personne jusques ici n'a fait une demande pareille à la tienne. C'est la vertu(12), Aurélian, qui doit tout faire dans la guerre. Tu me commandes de me remettre entre tes mains : comme si tu ne savais pas que Cléopâtre aima mieux mourir avec le titre de reine, que de vivre dans toute autre dignité. Nous attendons le secours des Perses. Les Sarrasins arment pour nous. Les Arméniens se sont déclarés en notre faveur. Une troupe de voleurs dans la Syrie a défait ton armée. Juge ce que tu dois attendre, quand toutes ces forces seront jointes. Tu rabattras de cet orgueil avec lequel, comme maître absolu de toutes choses, tu m'ordonnes de me rendre. »
Cette lettre, ajoute Vopiscus, donna encore plus de colère que de honte à Aurélian. La ville de Palmyre fut prise peu de jours après, et Zénobie arrêtée, comme elle s'enfuyait chez les Perses. Toute l'armée demandait sa mort. Mais Aurélian ne voulut pas déshonorer sa victoire par la mort d'une femme. Il réserva donc Zénobie pour le triomphe, et se contenta de faire mourir ceux qui l'avaient assistée de leurs conseils. Entre ceux- là, continue cet historien, le philosophe Longin fut extrêmement regretté. Il avait été appelé auprès de cette princesse pour lui enseigner le grec. Aurélian le fit mourir pour avoir écrit la lettre précédente : car bien qu'elle fût écrite en langue syriaque, on le soupçonnait d'en être l'auteur. L'historien Zosime(13) témoigne que ce fut Zénobie ellemême qui l'en accusa. « Zénobie, dit-il, se voyant arrêtée, rejeta toute sa faute sur ses ministres, qui avaient, dit-elle, abusé de la faiblesse de son esprit. Elle nomma entre autres Longin, celui dont nous avons encore plusieurs écrits si utiles. Aurélian ordonna qu'on l'envoyât au supplice. Ce grand personnage, poursuit Zosime, souffrit la mort avec une constance admirable, jusques à consoler en mourant, ceux que son malheur touchait de pitié et d'indignation. »
Par là on peut voir que Longin n'était pas seulement un habile rhéteur, comme Quintilien et comme Hermogène : mais un philosophe digne d'être mis en parallèle avec les Socrates et avec les Catons. Son livre n'a rien qui démente ce que je dis. Le caractère d'honnête homme y paraît partout ; et ses sentiments ont je ne sais quoi qui marque non seulement un esprit sublime, mais une âme fort élevée au-dessus du commun. Je n'ai donc point de regret d'avoir employé quelques-unes de mes veilles à débrouiller un si excellent ouvrage, que je puis dire n'avoir été entendu jusqu'ici que d'un très petit nombre de savants(14). Muret fut le premier qui entreprit de le traduire en latin, à la sollicitation de Manuce(15); mais il n'acheva pas cet ouvrage, soit parce que les difficultés l'en rebutèrent, ou que la mort le surprit auparavant. Gabriel de Pétra, à quelque temps de là, fut plus courageux ; et c'est à lui qu'on doit la traduction latine que nous en avons. Il y en a encore deux autres : mais elles sont si informes et si grossières, que ce serait faire trop d'honneur à leurs auteurs, que de les nommer(16). Et même celle de Pétra, qui est infiniment la meilleure, n'est pas fort achevée. Car, outre que souvent il parle grec en latin, il y a plusieurs endroits où l'on peut dire qu'il n'a pas fort bien entendu son auteur. Ce n'est pas que je veuille accuser un si savant homme d'ignorance, ni établir ma réputation sur les ruines de la sienne. Je sais ce que c'est que de débrouiller le premier un auteur ; et j'avoue d'ailleurs que son ouvrage m'a beaucoup servi, aussi bien que les petites notes de Langbaine et de Monsieur Le Fèvre(17). Mais je suis bien aise d'excuser par les fautes de la traduction latine celles qui pourront m'être échappées dans la française. J'ai pourtant fait tous mes efforts pour la rendre aussi exacte qu'elle pouvait l'être. A dire vrai, je n'y ai pas trouvé de petites difficultés. Il est aisé à un traducteur latin de se tirer d'affaire aux endroits mêmes qu'il n'entend pas. Il n'a qu'à traduire le grec mot pour mot, et à débiter des paroles qu'on peut au moins soupçonner d'être intelligibles. En effet, le lecteur, qui bien souvent n'y conçoit rien, s'en prend plutôt à soi-même qu'à l'ignorance du traducteur. Il n'en est pas ainsi des traductions en langue vulgaire. Tout ce que le lecteur n'entend point s'appelle un galimatias, dont le traducteur tout seul est responsable. On lui impute jusqu'aux fautes de son auteur; et il faut en bien des endroits qu'il les rectifie, sans néanmoins qu'il ose s'en écarter.
Quelque petit donc que soit le volume de Longin, je ne croirais pas avoir fait un médiocre présent au public, si je lui en avais donné une bonne traduction en notre langue. Je n'y ai point épargné mes soins ni mes peines. Qu'on ne s'attende pas pourtant de trouver ici une version timide et scrupuleuse des paroles de Longin. Bien que je me sois efforcé de ne me point écarter en pas un endroit des règles de la véritable traduction ; je me suis pourtant donné une honnête liberté, surtout dans les passages qu'il rapporte. J'ai songé qu'il ne s'agissait pas simplement ici de traduire Longin, mais de donner au public un Traité du Sublime, qui pût être utile. Avec tout cela néanmoins il se trouvera peut-être des gens, qui non seulement n'approuveront pas ma traduction, mais qui n'épargneront pas même l'original. Je m'attends bien qu'il y en aura plusieurs qui déclineront la jurisdiction(18) de Longin, qui condamneront ce qu'il approuve, et qui loueront ce qu'il blâme. C'est le traitement qu'il doit attendre de la plupart des juges de notre siècle. Ces hommes accoutumés aux débauches et aux excès des poètes modernes, et qui n'admirant que ce qu'ils n'entendent point, ne pensent pas qu'un auteur se soit élevé, s'ils ne l'ont entièrement perdu de vue(19) ; ces petits esprits, disje, ne seront pas sans doute fort frappés des hardiesses judicieuses des Homères, des Platons et des Démosthènes. Ils chercheront souvent le Sublime dans le Sublime, et peut-être se moqueront-ils des exclamations que Longin fait quelquefois sur des passages qui bien que très sublimes, ne laissent pas d'être simples et naturels, et qui saisissent plutôt l'âme qu'ils n'éclatent aux yeux. Quelle assurance pourtant que ces messieurs aient de la netteté de leurs lumières, je les prie de considérer que ce n'est pas ici l'ouvrage d'un apprenti que je leur offre ; mais le chef-d'oeuvre d'un des plus savants critiques de l'antiquité. Que s'ils ne voient pas la beauté de ces passages, cela peut aussitôt venir de la faiblesse de leur vue que du peu d'éclat dont ils brillent. Au pis aller, je leur conseille d'en accuser la traduction, puisqu'il n'est que trop vrai que je n'ai ni atteint, ni pu atteindre à la perfection de ces excellents originaux ; et je leur déclare par avance, que s'il y a quelques défauts, ils ne sauraient venir que de moi.
Il ne reste plus, pour finir cette préface, que de dire ce que Longin entend par Sublime. Car comme il écrit de cette matière après Cécilius, qui avait presque employé tout son livre à montrer ce que c'est que Sublime ; il n'a pas cru devoir rebattre une chose qui n'avait été déjà que trop discutée par un autre. Il faut donc savoir que par Sublime, Longin n'entend pas ce que les orateurs appellent le style sublime : mais cet extraordinaire et ce merveilleux qui frappe dans le discours, et qui fait qu'un ouvrage enlève, ravit, transporte(20). Le style sublime veut toujours de grands mots ; mais le Sublime se peut trouver dans une seule pensée, dans une seule figure, dans un seul tour de paroles. Une chose peut être dans le style sublime, et n'être pourtant pas Sublime, c'est-à-dire n'avoir rien d'extraordinaire ni de surprenant. Par exemple, Le souverain arbitre de la nature d'une seule parole forma la lumière. Voilà qui est dans le style sublime : cela n'est pas néanmoins Sublime; parce qu'il n'y a rien là de fort merveilleux, et qu'on ne pût aisément trouver(21). Mais, Dieu dit: Que la lumière se fasse, et la lumière se fit. Ce tour extraordinaire d'expression qui marque si bien l'obéissance de la créature aux ordres du créateur, est véritablement sublime, et a quelque chose de divin. Il faut donc entendre par Sublime dans Longin, l'Extraordinaire, le Surprenant, et comme je l'ai traduit, le Merveilleux dans le discours.
J'ai rapporté ces paroles de la Genèse, comme l'expression la plus propre à mettre ma pensée en jour, et je m'en suis servi d'autant plus volontiers que cette expression est citée avec éloge par Longin même, qui au milieu des ténèbres du paganisme, n'a pas laissé de reconnaître le divin qu'il y avait dans ces paroles de l'Écriture. Mais que dirons-nous d'un des plus savants hommes de notre siècle, qui éclairé des lumières de l'Évangile, ne s'est pas aperçu de la beauté de cet endroit, a osé, dis-je, avancer, dans un livre qu'il a fait pour démontrer la religion chrétienne, que Longin s'était trompé lorsqu'il avait cru que ces paroles étaient sublimes(22)? J'ai la satisfaction au moins que des personnes non moins considérables par leur piété que par leur profonde érudition, qui nous ont donné depuis peu la traduction du livre de la Genèse(23), n'ont pas été de l'avis de ce savant homme ; et dans leur préface, entre plusieurs preuves excellentes qu'ils ont apportées pour faire voir, que c'est l'Esprit Saint qui a dicté ce livre, ont allégué le passage de Longin, pour montrer combien les chrétiens doivent être persuadés d'une vérité si claire, et qu'un païen même a sentie par les seules lumières de la raison.
Au reste, dans le temps qu'on travaillait à cette dernière édition de mon livre, Monsieur Dacier, celui qui nous a depuis peu donné les Odes d'Horace en français, m'a communiqué de petites notes très savantes qu'il a faites sur Longin, où il a cherché de nouveaux sens inconnus jusques ici aux interprètes. J'en ai suivi quelques-unes ; mais comme dans celles où je ne suis pas de son sentiment, je puis m'être trompé, il est bon d'en faire les lecteurs juges. C'est dans cette vue que je les ai mises à la suite de mes remarques(24), Monsieur Dacier n'étant pas seulement un homme de très grande érudition, et d'une critique très fine, mais d'une politesse d'autant plus estimable qu'elle accompagne rarement un grand savoir. Il a été disciple du célèbre Monsieur Le Fèvre, père de cette savante fille à qui nous devons la première traduction qui ait encore paru d'Anacréon en français ; et qui travaille maintenant à nous faire voir Aristophane, Sophocle et Euripide en la même langue.
J'ai laissé dans toutes mes autres éditions(25) cette préface telle qu'elle était, lorsque je la fis imprimer pour la première fois, il y a plus de vingt ans, et je n'y ai rien ajouté. Mais aujourd'hui comme j'en revoyais les épreuves, et que je les allais renvoyer à l'imprimeur, il m'a paru qu'il ne serait peut-être pas mauvais, pour mieux faire connaître ce que Longin entend par ce mot de Sublime, de joindre encore ici au passage que j'ai rapporté de la Bible quelque autre exemple pris d'ailleurs. En voici un qui s'est présenté assez heureusement à ma mémoire. Il est tiré de l'Horace de Monsieur Corneille. Dans cette tragédie, dont les trois premiers actes sont à mon avis le chef-d'oeuvre de cet illustre écrivain, une femme qui avait été présente au combat des trois Horaces, mais qui s'était retirée un peu trop tôt, et n'en avait pas vu la fin, vient mal à propos annoncer au vieil Horace leur père, que deux de ses fils ont été tués, et que le troisième, ne se voyant plus en état de résister, s'est enfui. Alors ce vieux Romain possédé de l'amour de sa patrie sans s'amuser à pleurer(26) la perte de ses deux fils morts si glorieusement, ne s'afflige que de la fuite honteuse du dernier, qui a, dit-il, par une si lâche action, imprimé un opprobre éternel au nom d'Horace, et leur soeur(27), qui était là présente lui ayant dit, Que vouliez-vous qu'il fit contre trois ? il répond brusquement Qu'il mourût. Voilà de fort petites paroles. Cependant il n'y a personne qui ne sente la grandeur héroïque qui est renfermée dans ce mot, Qu'il mourût, qui est d'autant plus sublime, qu'il est simple et naturel, et que par là on voit que c'est du fond du coeur que parle ce vieux héros, et dans les transports d'une colère vraiment romaine. De fait la chose aurait beaucoup perdu de sa force si au lieu de Qu'il mourût il avait dit, Qu'il suivît l'exemple de ses deux frères, ou, Qu'il sacrifiât sa vie à l'intérêt et à la gloire de son pays. Ainsi c'est la simplicité même de ce mot qui en fait la grandeur. Ce sont là de ces choses que Longin appelle - Sublimes, et qu'il aurait beaucoup plus admirées dans Corneille, s'il avait vécu du temps de Corneille, que ces grands mots dont Ptolomée remplit sa bouche au commencement de la Mort de Pompée pour exagérer les vaines circonstances d'une déroute qu'il n'a point vue(28)
Servant de préface à tout l'ouvrage
1.1. Vous savez bien, mon cher Térentianus, que lorsque nous lûmes ensemble le petit traité que Cécilius a fait du Sublime, nous trouvâmes que la bassesse de son style répondait assez mal à la dignité de son sujet ; que les principaux points de cette matière n'y étaient pas touchés, et qu'en un mot cet ouvrage ne pouvait pas apporter un grand profit aux lecteurs, qui est néanmoins le but où doit tendre tout homme qui veut écrire. D'ailleurs, quand on traite d'un art, il y a deux choses à quoi il se faut toujours étudier. La première est, de bien entendre son sujet. La seconde, que je tiens au fond la principale, consiste à montrer comment et par quels moyens ce que nous enseignons se peut acquérir. Cécilius s'est fort attaché à l'une de ces deux choses : car il s'efforce de montrer par une infinité de paroles, ce que c'est que le Grand et le Sublime, comme si c'était un point fort ignoré: mais il ne dit rien des moyens qui peuvent porter l'esprit à ce Grand et à ce Sublime. Il passe cela, je ne sais pourquoi, comme une chose absolument inutile.
2. Après tout, cet auteur peut-être n'est-il pas tant à reprendre pour ses fautes, qu'à louer pour son travail, et le dessein qu'il a eu de bien faire. Toutefois, puisque vous voulez que j'écrive aussi du Sublime, voyons, pour l'amour de vous, si nous n'avons point fait sur cette matière quelque observation raisonnable, et dont les orateurs puissent tirer quelque sorte d'utilité.
Mais c'est à la charge, mon cher Térentianus, que nous reverrons ensemble exactement mon ouvrage, et que vous m'en direz votre sentiment avec cette sincérité que nous devons naturellement à nos amis. Car, comme un sage dit fort bien : si nous avons quelque voie pour nous rendre semblables aux dieux, c'est de faire du bien et de dire la vérité.
3. Au reste, comme c'est à vous que j'écris, c'est-à-dire, à un homme instruit de toutes les belles connaissances, je ne m'arrêterai point sur beaucoup de choses qu'il m'eût fallu établir avant que d'entrer en matière, pour montrer que le Sublime est en effet ce qui forme l'excellence et la souveraine perfection du discours : que c'est par lui que les grands poètes et les écrivains les plus fameux ont remporté le prix, et rempli toute la postérité du bruit de leur gloire.
4. Car il ne persuade pas proprement, mais il ravit, il transporte, et produit en nous une certaine admiration mêlée d'étonnement et de surprise, qui est toute autre chose que de plaire seulement, ou de persuader. Nous pouvons dire à l'égard de la persuasion, que pour l'ordinaire elle n'a sur nous qu'autant de puissance que nous voulons. Il n'en est pas ainsi du Sublime. Il donne au discours une certaine vigueur noble, une force invincible qui enlève l'âme de quiconque nous écoute. Il ne suffit pas d'un endroit ou deux dans un ouvrage, pour vous faire remarquer la finesse de l'Invention, la beauté de l'Économie et de la Disposition ; c'est avec peine que cette justesse se fait remarquer par toute la suite même du discours. Mais quand le Sublime vient à éclater où il faut, il renverse tout comme un foudre, et présente d'abord toutes les forces de l'orateur ramassées ensemble. Mais ce que je dis ici, et tout ce que je pourrais dire de semblable, serait inutile pour vous, qui savez ces choses par expérience, et qui m'en feriez au besoin à moi- même des leçons.
CHAPITRE II
S'il y a un art particulier du Sublime; et des trois vices qui lui sont opposés
2.1. Il faut voir d'abord s'il y a un art particulier du Sublime. Car il se trouve des gens qui s'imaginent que c'est une erreur de le vouloir réduire en art, et d'en donner des préceptes. Le Sublime, disent-ils, naît avec nous, et ne s'apprend point. Le seul art pour y parvenir, c'est d'y être né, et même, à ce qu'ils prétendent, il y a des ouvrages que la nature doit produire toute seule. La contrainte des préceptes ne fait que les affaiblir, et leur donner une certaine sécheresse qui les rend maigres et décharnés. 2. Mais je soutiens, qu'à bien prendre les choses, on verra clairement tout le contraire.
Et à dire vrai, quoique la nature ne se montre jamais plus libre que dans les discours sublimes et pathétiques, il est pourtant aisé de reconnaître qu'elle ne se laisse pas conduire au hasard, et qu'elle n'est pas absolument ennemie de l'art et des règles. J'avoue que dans toutes nos productions il la faut toujours supposer comme la base, le principe et le premier fondement. Mais aussi il est certain que notre esprit a besoin d'une méthode pour lui enseigner à ne dire que ce qu'il faut, et à le dire en son lieu ; et que cette méthode peut beaucoup contribuer à nous acquérir la parfaite habitude du Sublime. Car comme les vaisseaux sont en danger de périr, lorsqu'on les abandonne à leur seule légèreté, et qu'on ne sait pas leur donner la charge et le poids qu'ils doivent avoir: il en est ainsi du Sublime, si on l'abandonne à la seule impétuosité d'une nature ignorante et téméraire. Notre esprit assez souvent n'a pas moins besoin de bride que d'éperon. 3. Démosthène dit en quelque endroit que le plus grand bien qui puisse nous arriver dans la vie, c'est d'être heureux: mais qu'il y en a encore un autre qui n'est pas moindre, et sans lequel ce premier ne saurait subsister, qui est de savoir se conduire avec prudence. Nous en « pouvons dire autant à l'égard du discours. La nature est ce qu'il y a de plus nécessaire pour arriver au Grand : Cependant si l'art ne prend soin de la conduire, c'est une aveugle qui ne sait où elle va... »
3.1. Telles sont ces pensées : Les torrents entortillés de flamme, vomir contre le ciel, faire de Borée son joueur de flûtes, et toutes les autres façons de parler dont cette pièce est pleine. Car elles ne sont pas grandes et tragiques, mais enflées et extravagantes. Toutes ces phrases ainsi embarrassées de vaines imaginations troublent et gâtent plus un discours qu'elles ne servent à l'élever. De sorte qu'à les regarder de près et au grand jour, ce qui paraissait d'abord si terrible, devient tout à coup sot et ridicule. Que si c'est un défaut insupportable dans la tragédie, qui est naturellement pompeuse et magnifique, que de s'enfler mal à propos, à plus forte raison doit-il être condamné dans le discours ordinaire. 2. De là vient qu'on s'est raillé de Gorgias, pour avoir appelé Xerxès le Jupiter des Perses, et les vautours, des sépulcres animés. On n'a pas été plus indulgent pour Callisthène, qui en certains endroits de ses écrits ne s'élève pas proprement, mais se guinde si haut qu'on le perd de vue. De tous ceux-là pourtant je n'en vois point de si enflé que Clitarque. Cet auteur n'a que du vent et de l'écorce. Il ressemble à un homme qui, pour me servir des termes de Sophocle, « ouvre une grande bouche, pour souffler dans une petite flûte ». Il faut faire le même jugement d'Amphicrate, d'Hégésias et de Matris. Ceux-ci quelquefois s'imaginant qu'ils sont épris d'un enthousiasme et d'une fureur divine, au lieu de tonner, comme ils pensent, ne font que niaiser et que badiner comme des enfants.
3. Et certainement en matière d'éloquence il n'y a rien de plus difficile à éviter que l'Enflure. Car comme en toutes choses naturellement nous cherchons le Grand, et que nous craignons surtout d'être accusés de sécheresse ou de peu de force il arrive, je ne sais comment, que la plupart tombent dans ce vice, fondés sur cette maxime commune: Dans un noble projet on tombe noblement.
4. Cependant il est certain que l'Enflure n'est pas moins vicieuse dans le discours que dans les corps. Elle n'a que de faux dehors et une apparence trompeuse; mais au dedans elle est creuse et vide, et fait quelquefois un effet tout contraire au Grand. Car, comme on dit fort bien : « il n'y a rien de plus sec qu'un hydropique ».
Au reste, le défaut du style enflé, c'est de vouloir aller au delà du Grand. Il en est tout au contraire du Puéril. Car il n'y a rien de si bas, de si petit, ni de si opposé à la noblesse du discours.
Qu'est-ce donc que puérilité ? Ce n'est visiblement autre chose qu'une pensée d'écolier, qui, pour être trop recherchée, devient froide. C'est le vice où tombent ceux qui veulent toujours dire quelque chose d'extraordinaire et de brillant ; mais surtout ceux qui cherchent avec tant de soin le plaisant et l'agréable : Parce qu'à la fin, pour s'attacher trop au style figuré, ils tombent dans une sotte affectation.
5. Il y a encore un troisième défaut opposé au Grand, qui regarde le Pathétique. Théodore l'appelle « une fureur hors de saison », lorsqu'on s'échauffe mal à propos, ou qu'on s'emporte avec excès, quand le sujet ne permet que de s'échauffer médiocrement. En effet, on voit très souvent des orateurs, qui comme s'ils étaient ivres, se laissent emporter à des passions qui ne conviennent point à leur sujet, mais qui leur sont propres, et qu'ils ont apportées de l'école: si bien que comme on n'est point touché de ce qu'ils disent, ils se rendent à la fin odieux et insupportables. Car c'est ce qui arrive nécessairement à ceux qui s'emportent et se débattent mal à propos devant des gens qui ne sont point du tout émus. Mais nous parlerons en un autre endroit de ce qui concerne les passions.
CHAPITRE III
Du style froid
4.1. Pour ce qui est de ce Froid ou Puéril dont nous parlions, Timée en est tout plein. Cet auteur est assez habile homme d'ailleurs ; il ne manque pas quelquefois par le Grand et le Sublime : il sait beaucoup, et dit même les choses d'assez bon sens ; si ce n'est qu'il est enclin naturellement à reprendre les vices des autres, quoique aveugle pour ses propres défauts, et si curieux au reste d'étaler de nouvelles pensées, que cela le fait tomber assez souvent dans la dernière Puérilité. 2. Je me contenterai d'en donner ici un ou deux exemples, parce que Cécilius en a déjà rapporté un assez grand nombre. En voulant louer Alexandre le Grand: « Il a, dit- il, conquis toute l'Asie en moins de temps qu'Isocrate n'en a employé à composer son panégyrique. » Voilà, sans mentir, une comparaison admirable d'Alexandre le Grand avec un rhéteur. Par cette raison, Timée, il s'ensuivra que les Lacédémoniens le doivent céder à Isocrate ; puisqu'ils furent trente ans à prendre la ville de Messène, et que celui-ci n'en mit que dix à faire son panégyrique.
3. Mais à propos des Athéniens qui étaient prisonniers de guerre dans la Sicile, de quelle exclamation penseriez-vous qu'il se serve ? Il dit que « C'était une punition du ciel, à cause de leur impiété envers le dieu Hermès, autrement Mercure ; et pour avoir mutilé ses statues. Vu principalement qu'il y avait un des chefs de l'armée ennemie, qui tirait son nom d'Hermès de père en fils, savoir Hermocrate fils d'Hermon. » Sans mentir, mon cher Térentianus, je m'étonne qu'il n'ait dit aussi de Denys le Tyran, que les dieux permirent qu'il fût chassé de son royaume par Dion et par Héraclide, à cause de son peu de respect à l'égard de Dios et d'Héraclès, c'està-dire de Jupiter et d'Hercule.
4. Mais pourquoi m'arrêter après Timée ? Ces héros de l'antiquité, je veux dire Xénophon et Platon, sortis de l'école de Socrate s'oublient bien quelquefois eux-mêmes, jusqu'à laisser échapper dans leurs écrits des choses basses et puériles. Par exemple, ce premier dans le livre qu'il a écrit de la république des Lacédémoniens : « On ne les entend, dit-il, non plus parler que si c'étaient des pierres : ils ne tournent non plus les yeux que s'ils étaient de bronze : Enfin vous diriez qu'ils ont plus de pudeur, que ces parties de l'oeil que nous appelons en grec du nom de vierges. » C'était à Amphicrate et non pas à Xénophon d'appeler les prunelles des vierges pleines de pudeur. Quelle pensée ! bon Dieu ! parce que le mot de coré qui signifie en grec la prunelle de l'oeil, signifie aussi une vierge, de vouloir que toutes les prunelles universellement soient des vierges pleines de modestie ; vu qu'il n'y a peut-être point d'endroit sur nous où l'impudence éclate plus que dans les yeux ; et c'est pourquoi Homère, pour exprimer un impudent: « Homme chargé de vin, dit-il, qui as l'impudence d'un chien dans les yeux. »
5. Cependant Timée n'a pu voir une si froide pensée dans Xénophon sans la revendiquer comme un vol qui lui avait été fait par cet auteur. Voici donc comme il l'emploie dans la vie d'Agathocle: « N'est-ce pas une chose étrange, qu'il ait ravi sa propre cousine qui venait d'être mariée à un autre ; qu'il l'ait, dis-je, ravie le lendemain même de ses noces ? Car qui est-ce qui eût voulu faire cela, s'il eût eu des vierges aux yeux, et non pas des prunelles impudiques ? » 6. Mais que dirons-nous de Platon, quoique divin d'ailleurs, qui voulant parler de ces tablettes de bois de cyprès, où l'on devait écrire les actes publics, use de cette pensée : « Ayant écrit toutes ces choses, ils poseront dans les temples ces monuments de cyprès ? » Et ailleurs, à propos des murs : « Pour ce qui est des murs, dit-il, Mégillus, je suis de l'avis de Sparte, de les laisser dormir à terre, et de ne les point faire lever. » 7. Il y a quelque chose d'aussi ridicule dans Hérodote, quand il appelle les belles femmes le mal des yeux. Ceci néanmoins semble en quelque façon pardonnable à l'endroit où il est, parce que ce sont des barbares qui le disent dans le vin et la débauche; mais ces personnes n'excusent pas la bassesse de la chose, et il ne fallait pas, pour rapporter un méchant mot, se mettre au hasard de déplaire à toute la postérité.
CHAPITRE IV
De l'origine du style froid
5. Toutes ces affectations cependant, si basses et si puériles, ne viennent que d'une seule cause, c'est à savoir de ce qu'on cherche trop la nouveauté dans les pensées qui est la manie surtout des écrivains d'aujourd'hui. Car du même endroit que vient le bien, assez souvent vient aussi le mal. Ainsi voyons-nous que ce qui contribue le plus en de certaines occasions à embellir nos ouvrages ; ce qui fait, dis- je, la beauté, la grandeur, les grâces de l'Élocution, cela même, en d'autres rencontres est quelquefois cause du contraire ; comme on le peut aisément reconnaître dans les Hyperboles et dans ces autres figures qu'on appelle Pluriels. En effet, nous montrerons dans la suite, combien il est dangereux de s'en servir. Il faut donc voir maintenant comment nous pourrons éviter ces vices qui se glissent quelquefois dans le Sublime. 6. Or nous en viendrons à bout sans doute, si nous acquérons d'abord une connaissance nette et distincte du véritable Sublime, et si nous apprenons à en bien juger, qui n'est pas une chose peu difficile ; puisque enfin de savoir bien juger du fort et du faible d'un discours, ce ne peut être que l'effet d'un long usage, et le dernier fruit, pour ainsi dire, d'une étude consommée. Mais par avance, voici peut-être un chemin pour y parvenir.
CHAPITRE V
Des moyens en général pour connaître le Sublime
7.1. Il faut savoir, mon cher Térentianus, que dans la vie ordinaire on ne peut point dire qu'une chose ait rien de grand, quand le mépris qu'on fait de cette chose tient lui-même du Grand. Tels sont les richesses, les dignités, les honneurs, les empires, et tous ces autres biens en apparence, qui n'ont qu'un certain faste au dehors, et qui ne passeront jamais pour de véritables biens dans l'esprit d'un sage: puisqu'au contraire ce n'est pas un petit avantage que de les pouvoir mépriser. D'où vient aussi qu'on admire beaucoup moins ceux qui les possèdent, que ceux qui les pouvant posséder, les rejettent par une pure grandeur d'âme.
Nous devons faire le même jugement à l'égard des ouvrages des poètes et des orateurs. Je veux dire, qu'il faut bien se donner de garde d'y prendre pour Sublime une certaine apparence de grandeur bâtie ordinairement sur de grands mots assemblés au hasard, et qui n'est, à la bien examiner, qu'une vaine enflure de paroles, plus digne en effet de mépris que d'admiration. 2. Car tout ce qui est véritablement Sublime, a cela de propre, quand on l'écoute, qu'il élève l'âme, et lui fait concevoir une plus haute opinion d'elle-même, la remplissant de joie et de je ne sais quel noble orgueil, comme si c'était elle qui eût produit les choses qu'elle vient simplement d'entendre.
3. Quand donc un homme de bon sens et habile en ces matières, nous récitera quelque endroit d'un ouvrage ; si après avoir oui cet endroit plusieurs fois, nous ne sentons point qu'il nous élève l'âme, et nous laisse dans l'esprit une idée qui soit même au-dessus de ce que nous venons d'entendre ; mais si au contraire, en le regardant avec attention, nous trouvons qu'il tombe et ne se soutienne pas ; il n'y a point là de Grand, puisque enfin ce n'est qu'un son de paroles qui frappe simplement l'oreille, et dont il ne demeure rien dans l'esprit. La marque infaillible du Sublime, c'est quand nous sentons qu'un discours nous laisse beaucoup à penser, qu'il fait d'abord un effet sur nous, auquel il est bien difficile, pour ne pas dire impossible, de résister, et qu'ensuite le souvenir nous en dure, et ne s'efface qu'avec peine. 4. En un mot, figurezvous qu'une chose est véritablement sublime, quand vous voyez qu'elle plaît universellement et dans toutes ses parties. Car lorsqu'en un grand nombre de personnes, différentes de profession et d'âge, et qui n'ont aucun rapport ni d'humeurs ni d'inclinations, tout le monde vient à être frappé également de quelque endroit d'un discours ; ce jugement et cette approbation uniforme de tant d'esprits, si discordants d'ailleurs, est une preuve certaine et indubitable, qu'il y a là du Merveilleux et du Grand.
Des cinq sources du Grand
8.1. Il y a, pour ainsi dire, cinq sources principales du Sublime; mais ces cinq sources présupposent, comme pour fondement commun, une Faculté de bien parler, sans quoi tout le reste n'est rien.
Cela posé, la première et la plus considérable est une certaine Élévation d'esprit, qui nous fait penser heureusement les choses, comme nous l'avons déjà montré dans nos commentaires sur Xénophon.
La seconde consiste dans le Pathétique;j'entends par Pathétique cet enthousiasme, et cette véhémence naturelle qui touche et qui émeut. Au reste à l'égard de ces deux premières, elles doivent presque tout à la nature, et il faut qu'elles naissent en nous, au lieu que les autres dépendent de l'art en partie.
La troisième n'est autre chose que les Figures tournées d'une certaine manière. Or les Figures sont de deux sortes : les Figures de pensée, et les Figures de diction.
Nous mettons pour la quatrième, la noblesse de l'expression, qui a deux parties: le choix des mots, et la diction élégante et figurée.
Pour la cinquième, qui est celle, à proprement parler, qui produit le Grand et qui renferme en soi toutes les autres, c'est la Composition et l'arrangement des paroles dans toute leur magnificence et leur dignité.
Examinons maintenant ce qu'il y a de remarquable dans chacune de ces espèces en particulier; mais nous avertirons en passant que Cécilius en a oublié quelquesunes, et entre autres le Pathétique. 2. Et certainement s'il l'a fait, pour avoir cru que le Sublime et le Pathétique naturellement n'allaient jamais l'un sans l'autre et ne faisaient qu'un, il se trompe: puisqu'il y a des Passions qui n'ont rien de Grand, et qui ont même quelque chose de bas, comme l'affliction, la peur, la tristesse ; et qu'au contraire il se rencontre quantité de choses grandes et sublimes, où il n'entre point de passion. Tel est entre autres ce que dit Homère avec tant de hardiesse en parlant des Aloïdes:
Pour détrôner les dieux leur vaste ambition
Entreprit d'entasser Osse sur Pélion.
Ce qui suit est encore bien plus fort: Ils l'eussent fait sans doute, etc.
3. Et dans la prose, les panégyriques et tous ces discours qui ne se font que pour l'ostentation ont partout du Grand et du Sublime; bien qu'il n'y entre point de passion pour l'ordinaire. De sorte que même entre les orateurs ceux-là communément sont les moins propres pour le panégyrique, qui sont les plus Pathétiques ; et au contraire ceux qui réussissent le mieux dans le panégyrique s'entendent assez mal à toucher les passions.
4. Que si Cécilius s'est imaginé que le Pathétique en général ne contribuait point au Grand, et qu'il était par conséquent inutile d'en parler, il ne s'abuse pas moins. Car j'ose dire qu'il n'y a peut-être rien qui relève davantage un discours, qu'un beau mouvement et une Passion poussée à propos. En effet, c'est comme une espèce d'enthousiasme et de fureur noble qui anime l'oraison, et qui lui donne un feu et une vigueur toute divine.
De la sublimité dans les pensées
9.1. Bien que des cinq parties dont j'ai parlé, la première et la plus considérable, je veux dire cette Élévation d'esprit naturelle, soit plutôt un présent du ciel, qu'une qualité qui se puisse acquérir; nous devons, autant qu'il nous est possible, nourrir notre esprit au Grand, et le tenir toujours plein et enflé, pour ainsi dire, d'une certaine fierté noble et généreuse.
2. Que si on demande comme il s'y faut prendre ; j'ai déjà écrit ailleurs que cette Elévation d'esprit était une image de la grandeur d'âme ; et c'est pourquoi nous admirons quelquefois la seule pensée d'un homme, encore qu'il ne parle point, à cause de cette grandeur de courage que nous voyons : par exemple, le silence d'Ajax aux Enfers, dans l'Odyssée. Car ce silence a je ne sais quoi de plus grand que tout ce qu'il aurait pu dire.
3. La première qualité donc qu'il faut supposer en un véritable orateur, c'est qu'il n'ait point l'esprit rampant. En effet, il n'est pas possible qu'un homme qui n'a toute sa vie que des sentiments et des inclinations basses et serviles, puisse jamais rien produire qui soit merveilleux ni digne de la postérité. Il n'y a vraisemblablement que ceux qui ont de hautes et de solides pensées qui puissent faire des discours élevés ; et c'est particulièrement aux grands hommes qu'il échappe de dire des choses extraordinaires. 4. Voyez, par exemple, ce que répondit Alexandre quand Darius lui offrit la moitié de l'Asie avec sa fille en mariage. « Pour moi, lui disait Parménion, si j'étais Alexandre, j'accepterais ces offres. - Et moi aussi, répliqua ce prince, si j'étais Parménion. » N'est-il pas vrai qu'il fallait être Alexandre pour faire cette réponse ?
Et c'est en cette partie qu'a principalement excellé Homère, dont les pensées sont toutes sublimes : comme on le peut voir dans la description de la déesse Discorde, qui a, dit-il, La tête dans les Cieux, et les pieds sur la Terre. Car on peut dire que cette grandeur qu'il lui donne est moins la mesure de la Discorde, que de la capacité et de l'élévation de l'esprit d'Homère., 5. Hésiode a mis un vers bien différent de celui-ci, dans son Bouclier, s'il est vrai que ce poème soit de lui, quand il dit à propos de la déesse des ténèbres: Une puante humeur lui coulait des narines. En effet, il ne rend pas proprement cette déesse terrible, mais odieuse et dégoûtante. Au contraire, voyez quelle majesté Homère donne aux dieux:
Autant qu'un homme assis au rivage des mers
Voit d'un roc élevé d'espace dans les airs,
Autant des immortels les coursiers intrépides
En franchissent d'un saut, etc.
Il mesure l'étendue de leur saut à celle de l'univers. Qui est-ce donc qui ne s'écrierait avec raison, en voyant la magnificence de cette Hyperbole, que si les chevaux des dieux voulaient faire un second saut, ils ne trouveraient pas assez d'espace dans le monde ? 6. Ces peintures aussi qu'il fait du combat des dieux ont quelque chose de fort grand, quand il dit: Le Ciel en retentit et l'Olympe en trembla.
Et ailleurs:
L'enfer s'émeut au bruit de
Neptune en furie:
Pluton sort de son trône, il pâlit, il s'écrie:
Il a peur que ce dieu, dans cet affreux séjour,
D'un coup de son trident ne fasse entrer le jour,
Et, par le centre ouvert de la terre ébranlée,
Ne fasse voir du Styx la rive désolée:
Ne découvre aux vivants cet empire odieux,
Abhorré des mortels, et craint même des dieux.
Voyez-vous, mon cher Térentianus, la terre ouverte jusqu'en son centre, l'enfer prêt à paraître, et toute la machine du monde sur le point d'être détruite et renversée : pour montrer que, dans ce combat le ciel, les enfers, les choses mortelles et immortelles, tout enfin combattait avec les dieux, et qu'il n'y avait rien dans la nature qui ne fût en danger ? 7. Mais il faut prendre toutes ces pensées dans un sens allégorique, autrement elles ont je ne sais quoi d'affreux, d'impie, et de peu convenable à la majesté des dieux. Et pour moi, lorsque je vois dans Homère les plaies, les ligues, les supplices, les larmes, les emprisonnements des dieux, et tous ces autres accidents où ils tombent sans cesse ; il me semble qu'il s'est efforcé autant qu'il a pu de faire des dieux de ces hommes qui furent au siège de Troie ; et qu'au contraire, des dieux mêmes il en a fait des hommes. Encore les fait-il de pire condition ; car à l'égard de nous, quand nous sommes malheureux, au moins avons-nous la mort qui est comme un port assuré pour sortir de nos misères ; au lieu qu'en représentant les dieux de cette sorte, il ne les rend pas proprement immortels, mais éternellement misérables.
8. Il a donc bien mieux réussi lorsqu'il nous a peint un dieu tel qu'il est dans toute sa majesté et sa grandeur, et sans mélange des choses terrestres ; comme dans cet endroit qui a été remarqué par plusieurs avant moi, où il dit en parlant de Neptune :
Neptune ainsi marchant dans
ces vastes campagnes
Fait trembler sous ses pieds et forêts et montagnes.
Et dans un autre endroit :
Il attelle son char, et
montant fièrement,
Lui fait fendre les flots de l'humide élément.
Dès qu'on le voit marcher sur ces liquides plaines
D'aise on entend sauter les pesantes baleines.
L'eau frémit sous le dieu qui lui donne la loi,
Et semble avec plaisir reconnaître son roi.
Cependant le char vole, etc.
9. Ainsi le législateur des Juifs, qui n'était pas un homme ordinaire, ayant fort bien conçu la grandeur et la puissance de Dieu, l'a exprimée dans toute sa dignité au commencement de ses lois, par ces paroles:
DIEU DIT: QUE LA LUMIÈRE SE FASSE, ET LA LUMIÈRE SE FIT. QUE LA TERRE SE FASSE, LA TERRE FUT FAITE.
10. Je pense, mon cher Térentianus, que vous ne serez pas fâché que je vous rapporte encore ici un passage de notre poète, quand il parle des hommes, afin de vous faire voir combien Homère est héroïque lui-même, en peignant le caractère d'un héros. Une épaisse obscurité avait couvert tout d'un coup l'armée des Grecs, et les empêchait de combattre. En cet endroit Ajax ne sachant plus quelle résolution prendre, s'écrie :
Grand dieu, chasse la nuit qui
nous couvre les yeux:
Et combats contre nous à la clarté des cieux.
Voilà les véritables sentiments d'un guerrier tel qu'Ajax. Il ne demande pas la vie ; un héros n'était pas capable de cette bassesse ; mais comme il ne voit point d'occasion de signaler son courage au milieu de l'obscurité, il se fâche de ne point combattre : il demande donc en hâte que le jour paraisse, pour faire au moins une fin digne de son grand coeur, quand il devrait avoir à coin-battre Jupiter même. 11. En effet, Homère en cet endroit est comme un vent favorable qui seconde l'ardeur des combattants ; car il ne se remue pas avec moins de violence, que s'il était épris aussi de fureur.
Tel que Mars en courroux au
milieu des batailles:
Ou comme on voit un feu jetant partout l'horreur,
Au travers des forêts promener sa fureur,
De colère il écume, etc.
Mais je vous prie de remarquer, pour plusieurs raisons, combien il est affaibli dans son Odyssée, où il fait voir en effet que c'est le propre d'un grand esprit, lorsqu'il commence à vieillir et à décliner, de se plaire aux contes et aux fables. 12. Car qu'il ait composé l'Odyssée depuis l'Iliade, j'en pourrais donner plusieurs preuves. Et, premièrement il est certain qu'il y a quantité de choses dans l'Odyssée qui ne sont que la suite des malheurs qu'on lit dans l'Iliade et qu'il a transportées dans ce dernier ouvrage comme autant d'épisodes de la guerre de Troie. Ajoutez que les accidents qui arrivent dans l'Iliade sont déplorés souvent par les héros de l'Odyssée, comme des malheurs connus et arrivés il y a déjà longtemps. Et c'est pourquoi l'Odyssée n'est, à proprement parler, que l'épilogue de l'Iliade.
Là gît le grand Ajax et
l'invincible Achille.
Là de ses ans Patrocle a vu borner le cours.
Là mon fils, mon cher fils, a terminé ses jours.
13. De là vient, à mon avis, que, comme Homère a composé son Iliade durant que son esprit était en sa plus grande vigueur, tout le corps de son ouvrage est dramatique et plein d'action ; au lieu que la meilleure partie de l'Odyssée se passe en narrations, qui est le génie de la vieillesse ; tellement qu'on le peut comparer dans ce dernier ouvrage au soleil quand il se couche, qui a toujours sa même grandeur, mais qui n'a plus tant d'ardeur ni de force. En effet, il ne parle plus de même ton : on n'y voit plus ce Sublime de l'Iliade qui marche partout d'un pas égal, sans que jamais il s'arrête ni se repose. On n'y remarque point cette foule de mouvements et de passions entassées les unes sur les autres. Il n'a plus cette même force, et, s'il faut ainsi parler, cette même volubilité de discours si propre pour l'action, et mêlée de tant d'images naïves des choses. Nous pouvons dire que c'est le reflux de son esprit, qui, comme un grand océan, se retire et déserte ses rivages. A tout propos il s'égare dans des imaginations et des fables incroyables.
14. Je n'ai pas oublié pourtant les descriptions de tempêtes qu'il fait, les aventures qui arrivent à Ulysse chez Polyphème, et quelques autres endroits qui sont sans doute fort beaux. Mais cette vieillesse dans Homère, après tout, c'est la vieillesse d'Homère: joint qu'en tous ces endroits-là il y a beaucoup plus de fable et de narration que d'action.
Je me suis étendu là-dessus, comme j'ai déjà dit, afin de vous faire voir que les génies naturellement les plus élevés tombent quelquefois dans la badinerie, quand la force de leur esprit vient à s'éteindre. Dans ce rang on doit mettre ce qu'il dit du sac où Éole enferma les vents, et des compagnons d'Ulysse, changés par Circé en pourceaux, que Zoïle appelle de petits cochons larmoyants. Il en est de même des colombes qui nourrirent Jupiter, comme un pigeon : de la disette d'Ulysse, qui fut dix jours sans manger après son naufrage, et de toutes ces absurdités qu'il conte du meurtre des amants de Pénélope. Car tout ce qu'on peut dire à l'avantage de ces fictions, c'est que ce sont d'assez beaux songes, et, si vous voulez, des songes de Jupiter même. Ce qui m'a encore obligé à parler de l'Odyssée, c'est pour vous montrer que les grands poètes et les écrivains célèbres, quand leur esprit manque de vigueur pour le Pathétique, s'amusent ordinairement à peindre les moeurs. C'est ce que fait Homère, quand il décrit la vie que menaient les amants de Pénélope dans la maison d'Ulysse. En effet, toute cette description est proprement une espèce de comédie, où les différents caractères des hommes sont peints.
CHAPITRE VIII
De la sublimité qui se tire des circonstances
10.1. Voyons si nous n'avons point encore quelque autre moyen par où nous puissions rendre un discours Sublime. Je dis donc, que comme naturellement rien n'arrive au monde qui ne soit toujours accompagné de certaines circonstances, ce sera un secret infaillible pour arriver au Grand, si nous savons faire à propos le choix des plus considérables, et si, en les liant bien ensemble, nous en formons comme un corps. Car d'un côté ce choix et de l'autre cet amas de circonstances choisies attachent fortement l'esprit.
Ainsi, quand Sapho veut exprimer les fureurs de l'amour, elle ramasse de tous côtés les accidents qui suivent et qui accompagnent en effet cette passion : mais où son adresse paraît principalement, c'est à choisir de tous ces accidents, ceux qui marquent davantage l'excès et la violence de l'amour, et à bien lier tout cela ensemble.
2. Heureux! qui près de toi,
pour toi seule soupire,
Qui jouit du plaisir de t'entendre parler,
Qui le voit quelquefois doucement lui sourire.
Les dieux dans son bonheur peuvent-ils l'égaler ?
Je sens de veine en veine une subtile
flamme
Courir par tout mon corps sitôt que je te vois
Et dans les doux transports où s'égare mon âme,
Je ne saurais trouver de langue, ni de voix.
Un nuage confus se répand sur ma vue.
Je n'entends plus: je tombe en de douces langueurs;
Et, pâle, sans haleine, interdite, éperdue,
Un frisson me saisit, je tremble, je me meurs.
Mais quand on n'a plus rien, il faut tout hasarder, etc.
3. N'admirez-vous point comment elle ramasse toutes ces
choses, l'âme, le corps, Poulie, la langue, la vue, la couleur, comme si
c'étaient autant de personnes différentes, et prêtes à expirer ? Voyez de
combien de mouvements contraires elle est agitée. Elle gèle, elle brûle, elle
est folle, elle est sage ; ou elle est entièrement hors d'elle-même, ou elle va
mourir. En un mot on dirait qu'elle n'est pas éprise d'une simple passion, mais
que son âme est un rendez-vous de toutes les passions. Et c'est en effet ce qui
arrive à ceux qui aiment. Vous voyez donc bien, comme j'ai déjà dit, que ce qui
fait la principale beauté de son discours, ce sont toutes ces grandes
circonstances marquées à propos, et ramassées avec choix. Ainsi, quand Homère
veut faire la description d'une tempête, il a soin d'exprimer tout ce qui peut
arriver de plus affreux dans une tempête. 4. Car, par exemple, l'auteur du
poème des Arimaspiens pense dire des choses fort étonnantes, quand il
s'écrie:
0 prodige étonnant ! ô fureur
incroyable
Des hommes insensés sur de frêles vaisseaux,
S'en vont loin de la terre habiter sur les eaux:
Et suivant sur la mer une route incertaine,
Courent chercher bien loin le travail et la peine.
Ils ne goûtent jamais de paisible repas.
Ils ont les yeux au ciel, et l'esprit sur les flots;
Et les bras étendus, les entrailles émues,
Ils font souvent aux dieux des prières perdues.
Cependant il n'y a personne, comme je pense, qui ne voie bien que ce discours est en effet plus fardé et plus fleuri, que grand et sublime. 5.Voyons donc comment fait Homère, et considérons cet endroit entre plusieurs autres :
Comme l'on voit les flots
soulevés par l'orage,
Fondre sur un vaisseau qui s'oppose à leur rage.
Le vent avec fureur dans les voiles frémit,
La mer blanchit d'écume, et l'air au loin gémit:
Le matelot troublé, que son art abandonne,
Croit voir dans chaque flot la mort qui l'environne.
6. Aratus a tâché d'enchérir sur ce dernier vers, en disant: Un bois mince et léger les défend de la mort. Mais en fardant ainsi cette pensée, il l'a rendue basse et fleurie, de terrible qu'elle était. Et puis renfermant tout le péril dans ces mots, Un bois mince et léger les défend de la mort, il l'éloigne et le diminue plutôt qu'il ne l'augmente. Mais Homère ne met pas pour une seule fois devant les yeux le danger où se trouvent les matelots ; il les représente, comme en un tableau, sur le point d'être submergés à tous les flots qui s'élèvent, et imprime jusque dans ses mots et ses syllabes l'image du péril. 7. Archiloque ne s'est point servi d'autre artifice dans la description de son naufrage, non plus que Démosthène dans cet endroit où il décrit le trouble des Athéniens à la nouvelle de la prise d'Élatée, quand il dit: Il était déjà fort tard, etc.
Car ils n'ont fait tous deux que trier, pour ainsi dire, et ramasser
soigneusement les grandes circonstances, prenant garde à ne point insérer dans
leurs discours des particularités basses et superflues, ou qui sentissent
l'école. En effet, de trop s'arrêter aux petites choses, cela gâte tout, c'est
comme du moellon ou des plâtras qu'on aurait arrangés et comme entassés les uns
sur les autres, pour élever un bâtiment.
CHAPITRE IX
De l'Amplification
11.1. Entre les moyens dont nous avons parlé, qui contribuent au Sublime, il faut aussi donner rang à ce qu'ils appellent Amplification. Car quand la nature des sujets qu'on traite, ou des causes qu'on plaide, demande des périodes plus étendues, et composées de plus de membres, on peut s'élever par degrés, de telle sorte qu'un mot enchérisse toujours sur l'autre.
2. Et cette adresse peut beaucoup servir, ou pour traiter quelque Lieu d'un discours, ou pour exagérer, ou pour confirmer, ou pour mettre en jour un Fait, ou pour manier une Passion. En effet, l'Amplification se peut diviser en un nombre infini d'espèces: mais l'orateur doit savoir que pas une de ces espèces n'est parfaite de soi, s'il n'y a du Grand et du Sublime : si ce n'est lorsqu'on cherche à émouvoir la pitié, ou que l'on veut ravaler le prix de quelque chose. Partout ailleurs, si vous ôtez à l'Amplification ce qu'elle a de Grand, vous lui arrachez, pour ainsi dire, l'âme du corps. En un mot, dès que cet appui vient à lui manquer, elle languit, et n'a plus ni force ni mouvement.
3. Maintenant, pour plus grande netteté, disons en peu de mots la différence qu'il y a de cette partie à celle dont nous avons parlé dans le chapitre précédent, et qui, comme j'ai dit, n'est autre chose qu'un amas de circonstances choisies que l'on réunit ensemble ; et voyons par où l'Amplification en général diffère du Grand et du Sublime.
Ce que c'est qu'Amplification
12.1. Je ne saurais approuver la définition que lui donnent les maîtres de l'art. L'Amplification, disent-ils, est un discours qui augmente et qui agrandit les choses. Car cette définition peut convenir tout de même au Sublime, au Pathétique et aux Figures: puisqu'elles donnent toutes au discours je ne sais quel caractère de grandeur. Il y a pourtant bien de la différence. Et premièrement le Sublime consiste dans la hauteur et l'élévation, au lieu que l'Amplification consiste aussi dans la multitude des paroles. C'est pourquoi le Sublime se trouve quelquefois dans une simple pensée: mais l'Amplification ne subsiste que dans la pompe et dans l'abondance.
2. L'Amplification donc, pour en donner ici une idée générale, " est un accroissement de paroles, que l'on peut tirer de toutes les circonstances particulières des choses, et de tous les lieux de l'oraison, qui remplit le discours, et le fortifie, en appuyant sur ce qu'on a déjà dit ". Ainsi elle diffère de la preuve, en ce qu'on emploie celle-ci pour prouver la question, au lieu que l'Amplification ne sert qu'à étendre et à exagérer..
[3.( ... )]
4. La même différence, à mon avis, est entre Démosthène et Cicéron pour le Grand et le Sublime, autant que nous autres Grecs pouvons juger des ouvrages d'un auteur latin. En effet, Démosthène est grand en ce qu'il est serré et concis ; et Cicéron, au contraire, en ce qu'il est diffus et étendu. On peut comparer ce premier, à cause de la violence, de la rapidité, de la force et de la véhémence avec laquelle il ravage, pour ainsi dire, et emporte tout, à une tempête et à un foudre. Pour Cicéron, on peut dire, à mon avis, que comme un grand embrasement il dévore et consume tout ce qu'il rencontre, avec un feu qui ne s'éteint point, qu'il répand diversement dans ses ouvrages, et qui, à mesure qu'il s'avance, prend toujours de nouvelles forces.
5. Mais vous pouvez mieux juger de cela que moi. Au reste, le Sublime de Démosthène vaut sans doute bien mieux dans les exagérations fortes, et dans les violentes passions : quand il faut, pour ainsi dire, étonner l'auditeur. Au contraire, l'abondance est meilleure, lorsqu'on veut, si j'ose me servir de ces termes, répandre une rosée agréable dans les esprits. Et certainement un discours diffus est bien plus propre pour les Lieux communs, les Péroraisons, les Digressions, et généralement pour tous ces discours qui se font dans le Genre démonstratif. Il en est de même pour les Histoires, les Traités de Physique, et plusieurs autres semblables matières.
De l'imitation
13.1. Pour retourner à notre discours, Platon dont le style ne laisse pas d'être fort élevé, bien qu'il coule sans être rapide et sans faire de bruit, nous a donné une idée de ce style que vous ne pouvez ignorer, si vous avez lu les livres de sa République. « Ces hommes malheureux, dit-il quelque part, qui ne savent ce que c'est que de sagesse ni de vertu, et qui sont continuellement plongés dans les festins et dans la débauche, vont toujours de pis en pis, et errent enfin toute leur vie. La vérité n'a point pour eux d'attraits ni de charmes. Ils n'ont jamais levé les yeux pour la regarder; en un mot ils n'ont jamais goûté de pur ni de solide plaisir. Ils sont comme des bêtes qui regardent toujours en bas, et qui sont courbées vers la terre. Ils ne songent qu'à manger et à repaître, qu'à satisfaire leurs passions brutales ; et dans l'ardeur de les rassasier, ils regimbent, ils égratignent, ils se battent à coups d'ongles et de cornes de fer, et périssent à la fin par leur gourmandise insatiable. »
2. Au reste, ce philosophe nous a encore enseigné un autre chemin, si nous ne voulons point le négliger, qui nous peut conduire au Sublime. Quel est ce chemin ? C'est l'imitation et l'émulation des poètes et des écricesvains illustres qui ont vécu devant nous. Car c'est le but que nous devons toujours nous mettre devant les yeux.
Et certainement il s'en voit beaucoup que l'esprit d'autrui ravit hors d'eux-mêmes, comme on dit qu'une sainte fureur saisit la prêtresse d'Apollon sur le sacré trépied. Car on tient qu'il y a une ouverture en terre d'où sort un souffle, une vapeur toute céleste qui la remplit sur-le-champ d'une vertu divine, et lui fait prononcer des oracles. De même, ces grandes beautés que nous remarquons dans les ouvrages des Anciens, sont comme autant de sources sacrées d'où il s'élève des vapeurs heureuses qui se répandent dans l'âme de leurs imitateurs, et animent les esprits même naturellement les moins échauffés : si bien que dans ce moment ils sont comme ravis et emportés de l'enthousiasme d'autrui. 3. Ainsi voyons- nous qu'Hérodote et devant lui Stésichore et Archiloque ont été grands imitateurs d'Homère. Platon néanmoins est celui de tous qui l'a le plus imité ; car il a puisé dans ce poète, comme dans une vive source, dont il a détourné un nombre infini de ruisseaux : et j'en donnerais des exemples, si Ammonius n'en avait déjà rapporté plusieurs.
4. Au reste, on ne doit point regarder cela comme un larcin, mais comme une belle idée qu'il a eue, et qu'il s'est formée sur les moeurs, l'invention et les ouvrages d'autrui. En effet jamais, à mon avis, il n'eût mêlé tant de si grandes choses dans ses traités de philosophie, passant, comme il fait, du simple discours à des expressions et à des matières poétiques, s'il ne fût venu, pour ainsi dire, comme un nouvel athlète, disputer de toute sa force le prix à Homère, c'est-à-dire à celui qui avait déjà reçu les applaudissements de tout le monde. Car bien qu'il ne le fasse peut-être qu'avec un peu trop d'ardeur, et, comme on dit, les armes à la main, cela ne laisse pas néanmoins de lui servir beaucoup, puisque enfin, selon Hésiode, La noble jalousie est utile aux mortels.
Et n'est-ce pas en effet quelque chose de bien glorieux et bien digne d'une âme noble, que de combattre pour l'honneur et le prix de la victoire, avec ceux qui nous ont précédés? puisque dans ces sortes de combats on peut même être vaincu sans honte?
CHAPITRE XII
De la manière d'imiter
14.1. Toutes les fois donc que nous voulons travailler à un ouvrage qui demande du Grand et du Sublime, il est bon de faire cette réflexion. Comment est-ce qu'Homère aurait dit cela? Qu'auraient fait Platon, Démosthène ou Thucydide même, s'il est question d'histoire, pour écrire ceci en style sublime? Car ces grands hommes que nous nous proposons à imiter, se présentant de la sorte à notre imagination, nous servent comme de flambeau, et nous élèvent l'âme presque aussi haut que l'idée que nous avons conçue de leur génie ; 2. surtout si nous nous imprimons bien ceci en nous-mêmes. Que penseraient Homère ou Démosthène de ce que je dis, s'ils m'écoutaient, et quel jugement feraient-ils de moi? En effet, nous ne croirons pas avoir un médiocre prix à disputer, si nous pouvons nous figurer que nous allons, mais sérieusement, rendre compte de nos écrits devant un si célèbre tribunal, et sur un théâtre où nous avons de tels héros pour juges et pour témoins. 3. Mais un motif encore plus puissant pour nous exciter, c'est de songer au jugement que toute la postérité fera de nos écrits. Car si un homme, dans la défiance de ce jugement, a peur, pour ainsi dire, d'avoir dit quelque chose qui vive plus que lui, son esprit ne saurait jamais rien produire que des avortons aveugles et imparfaits ; et il ne se donnera jamais la peine d'achever des ouvrages qu'il ne fait point pour passer jusqu'à la dernière postérité.
Des Images
15.1. Ces Images, que d'autres appellent Peintures, ou Fictions, sont aussi d'un grand artifice pour donner du poids, de la magnificence, et de la force au discours. Ce mot d'Image se prend en général pour toute pensée propre à produire une expression, et qui fait une peinture à l'esprit de quelque manière que ce soit. Mais il se prend encore dans un sens plus particulier et plus resserré, pour ces discours que l'on fait, « lorsque par un enthousiasme et un mouvement extraordinaire de l'âme, il semble que nous voyons les choses dont nous parlons, et quand nous les mettons devant les yeux de ceux qui écoutent ».
2. Au reste, vous devez savoir que les Images dans la rhétorique ont tout un autre usage que parmi les poètes. En effet, le but qu'on s'y propose dans la poésie, c'est l'étonnement et la surprise: au lieu que dans la prose, c'est de bien peindre les choses, et de les faire voir clairement. Il y a pourtant cela de commun, qu'on tend à émouvoir en l'une et en l'autre rencontre.
Mère cruelle, arrête, éloigne de
mes yeux
Ces filles de l'enfer, ces spectres odieux.
Ils viennent: je les vois: mon supplice s'apprête.
Quels horribles serpents leur sifflent sur la tête.
Et ailleurs : Où fuirai-je ? Elle vient. Je la vois. Je suis mort.
Le poète en cet endroit ne voyait pas les Furies cependant il en fait une image si naïve, qu'il les fait presque voir aux auditeurs. 3. Et véritablement je ne saurais pas bien dire si Euripide est aussi heureux à exprimer les autres passions : mais pour ce qui regarde l'amour et la fureur, c'est à quoi il s'est étudié particulièrement, et il y a fort bien réussi. Et même en d'autres rencontres il ne manque pas quelquefois de hardiesse à peindre les choses. Car, bien que son esprit de lui-même ne soit pas porté au Grand, il corrige son naturel, et le force d'être tragique et relevé, principalement dans les grands sujets ; de sorte qu'on lui peut appliquer ces vers du poète:
A l'aspect du péril, au combat
il s'anime,
Et, le poil hérissé, les yeux étincelants,
De sa queue il se bat les côtés et les flancs ;
4. comme on le peut remarquer dans cet endroit où le Soleil parle ainsi à Phaéton, en lui mettant entre les mains les rênes de ses chevaux :
Prends garde qu'une ardeur
trop funeste à ta vie
Ne t'emporte au-dessus de l'aride Libye;
Là jamais d'aucune eau le sillon arrosé
Ne rafraîchit mon char dans sa course embrasé.
Et dans ces vers suivants :
Aussitôt devant toi
s'offriront sept étoiles.
Dresse par là ta course, et suis le droit chemin.
Phaéton, à ces mots, prend les rênes en main,
De ses chevaux ailés il bat les flancs agiles.
Les coursiers du Soleil à sa voix sont dociles.
Ils vont: le char s'éloigne, et plus prompt qu'un éclair,
Pénètre en un moment les vastes champs de l'air.
Le Père cependant plein d'un trouble funeste,
Le voit rouler de loin sur la plaine céleste,
Lui montre encor sa route, et du plus haut des cieux
Le suit, autant qu'il peut, de la voix et des yeux
Va par 14 lui dit-il: reviens: détourne: arrête.
Ne diriez-vous pas que l'âme du poète monte sur le char avec Phaéton, qu'elle partage tous ses périls, et qu'elle vole dans l'air avec les chevaux ? Car s'il ne les suivait dans les cieux, s'il n'assistait à tout ce qui s'y passe, pourrait-il peindre la chose comme il fait ? Il en est de même de cet endroit de sa Cassandre, qui commence par Mais, ô braves Troyens, etc.
5. Eschyle a quelquefois aussi des hardiesses et des imaginations tout à fait nobles et héroïques, comme on le peut voir dans sa tragédie intitulée les Sept devant Thèbes, où un courrier venant apporter à Étéocle la nouvelle de ces sept chefs, qui avaient tous impitoyablement juré, pour ainsi dire, leur propre mort, s'explique ainsi:
Sur un bouclier noir sept
chefs impitoyables
Épouvantent les dieux de serments effroyables
Près d'un taureau mourant qu'ils viennent d'égorger,
Tous la main dans le sang, jurent de se venger.
Ils en jurent la Peur, le dieu Mars, et Bellone.
Au reste, bien que ce poète, pour vouloir trop s'élever, tombe assez souvent dans des pensées rudes, grossières et mal polies: Euripide néanmoins par une noble émulation, s'expose quelquefois aux mêmes périls. 6. Par exemple, dans Eschyle, le palais de Lycurgue est ému, et entre en fureur à la vue de Bacchus : Le palais en fureur mugit à son aspect. Euripide emploie cette même pensée d'une autre manière, en l'adoucissant néanmoins: La montagne à leurs cris répond en mugissant.
7. Sophocle n'est pas moins excellent à peindre les choses, comme on le peut voir dans la description qu'il nous a laissée d'OEdipe mourant, et s'ensevelissant luimême au milieu d'une tempête prodigieuse; et dans cet autre endroit où il dépeint l'apparition d'Achille sur son tombeau, dans le moment que les Grecs allaient lever l'ancre. Je doute néanmoins pour cette apparition, que jamais personne en ait fait une description plus vive que Simonide. Mais nous n'aurions jamais fait, si nous voulions étaler ici tous les exemples que nous pourrions rapporter à ce propos.
8. Pour retourner à ce que nous disions, les Images dans la poésie sont pleines ordinairement d'accidents fabuleux, et qui passent toute sorte de croyance ; au lieu que dans la rhétorique le beau des Images, c'est de représenter la chose comme elle s'est passée, et telle qu'elle est dans la vérité. Car une invention poétique et fabuleuse dans une oraison, traîne nécessairement avec soi des digressions grossières et hors de propos, et tombe dans une extrême absurdité. C'est pourtant ce que cherchent aujourd'hui nos orateurs ; ils voient quelquefois les Furies, ces grands orateurs, aussi bien que les poètes tragiques, et les bonnes gens ne prennent pas garde que lorsqu'Oreste dit dans Euripide :
Toi qui dans les Enfers me
veux précipiter,
Déesse, cesse enfin de me persécuter,
il ne s'imagine voir toutes ces choses que parce qu'il n'est pas dans son bon sens. 9. Quel est donc l'effet des Images dans la rhétorique ? C'est qu'outre plusieurs autres propriétés, elles ont cela qu'elles animent et échauffent le discours. Si bien qu'étant mêlées avec art dans les preuves, elles ne persuadent pas seulement, mais elles domptent, pour ainsi dire, elles soumettent l'auditeur. « Si un homme, dit un orateur, a entendu un grand bruit devant le palais, et qu'un autre à même temps vienne annoncer que les prisons sont ouvertes, et que les prisonniers de guerre se sauvent; il n'y a point de vieillard si chargé d'années, ni de jeune homme si indifférent, qui ne coure de toute sa force au secours. Que si quelqu'un sur ces entrefaites leur montre l'auteur de ce désordre, c'est fait de ce malheureux, il faut qu'il périsse sur-le-champ, et on ne lui donne pas le temps de parler. »
10. Hypéride s'est servi de cet artifice dans l'oraison, où il rend compte de l'ordonnance qu'il fit faire, après la défaite de Chéronée, qu'on donnerait la liberté aux esclaves. « Ce n'est point, dit-il, un orateur qui a fait passer cette loi ; c'est la bataille, c'est la défaite de Chéronée. » Au même temps qu'il prouve la chose par raison, il fait une Image ; et par cette proposition qu'il avance, il fait plus que persuader et que prouver. 11. Car, comme en toutes choses on s'arrête naturellement à ce qui brille et éclate davantage, l'esprit de l'auditeur est aisément entraîné par cette Image qu'on lui présente au milieu d'un raisonnement ; et qui lui frappant l'imagination, l'empêche d'examiner de si près la force des preuves, à cause de ce grand éclat dont elle couvre et environne le discours. Au reste, il n'est pas extraordinaire que cela fasse cet effet en nous, puisqu'il est certain que de deux corps mêlés ensemble, celui qui a le plus de force, attire toujours à soi la vertu et la puissance de l'autre. 12. Mais c'est assez parlé de cette Sublimité, qui consiste dans les pensées, et qui vient, comme j'ai dit, ou de la Grandeur dâme, ou de l'Imitation, ou de l'imagination.
Des Figures, et premièrement de l'Apostrophe
16.1. Il faut maintenant parler des Figures pour suivre l'ordre que nous nous sommes prescrit. Car, comme j'ai dit, elles ne font pas une des moindres parties du Sublime, lorsqu'on leur donne le tour qu'elles doivent avoir. Mais ce serait un ouvrage de trop longue haleine, pour ne pas dire infini, si nous voulions faire ici une exacte recherche de toutes les figures qui peuvent avoir place dans le discours. C'est pourquoi nous nous contenterons d'en parcourir quelques- unes des principales, je veux dire celles qui contribuent le plus au Sublime: seulement afin de faire voir que nous n'avançons rien que de vrai.
2. Démosthène veut justifier sa conduite, et prouver aux Athéniens qu'ils n'ont point failli en livrant bataille à Philippe. Quel était l'air naturel d'énoncer la chose ? « Vous n'avez point failli, pouvait-il dire, messieurs, en combattant au péril de vos vies pour la liberté et le salut de toute la Grèce, et vous en avez des exemples qu'on ne saurait démentir. Car on ne peut pas dire que ces grands hommes aient failli, qui ont combattu pour la même cause dans les plaines de Marathon, à Salamine et devant Platée. » Mais il en use bien d'une autre sorte ; et tout d'un coup, comme s'il était inspiré d'un dieu, et possédé de l'esprit d'Apollon même, il s'écrie en jurant par ces vaillants défenseurs de la Grèce: « Non, messieurs, non, vous n'avez point failli : j'en jure par les mânes de ces grands hommes qui ont combattu pour la même cause dans les plaines de Marathon. » Par cette seule forme de serment, que j'appellerai ici Apostrophe, il déifie ces anciens citoyens dont il parle, et montre en effet, qu'il faut regarder tous ceux qui meurent de la sorte, comme autant de dieux, par le nom desquels on doit jurer. Il inspire à ses juges l'esprit et les sentiments de ces illustres morts, et, changeant l'air naturel de la preuve en cette grande et pathétique manière d'affirmer par des serments si extraordinaires, si nouveaux, si dignes de foi, il fait entrer dans l'âme de ses auditeurs comme une espèce de contre- poison et d'antidote qui en chasse toutes les mauvaises impressions. Il leur élève le courage par des louanges. En un mot, il leur fait concevoir qu'ils ne doivent pas moins s'estimer de la bataille qu'ils ont perdue contre Philippe, que des victoires qu'ils ont remportées à Marathon et à Salamine ; et par tous ces différents moyens renfermés dans une seule figure, il les entraîne dans son parti.
3. Il y en a pourtant qui prétendent que l'original de ce serment se trouve dans Eupolis, quand il dit:
On ne me verra plus affligé de
leur joie.
J'en jure mon combat aux champs de Marathon.
Mais il n'y a pas grande finesse à jurer simplement: Il faut voir où, comment, en quelle occasion et pourquoi on le fait. Or dans le passage de ce poète il n'y a rien autre chose qu'un simple serment. Car il parle là aux Athéniens heureux, et dans un temps où ils n'avaient pas besoin de consolation. Ajoutez que dans ce serment il ne jure pas, comme Démosthène, par des hommes qu'il rende immortels, et ne songe point à faire naître dans l'âme des Athéniens, des sentiments dignes de la vertu de leurs ancêtres ; vu qu'au lieu de jurer par le nom de ceux qui avaient combattu, il s'amuse à jurer par une chose inanimée, telle qu'est un combat. Au contraire, dans Démosthène, ce serment est fait directement pour rendre le courage aux Athéniens vaincus, et pour empêcher qu'ils ne regardassent dorénavant, comme un malheur, la bataille de Chéronée. De sorte que, comme j'ai déjà dit, dans cette seule figure, il leur prouve par raison qu'ils n'ont point failli ; il leur en fournit un exemple ; il le leur confirme par des serments ; il fait leur éloge, il les exhorte à la guerre contre Philippe.
4. Mais comme on pouvait répondre à notre orateur, il s'agit de la bataille que nous avons perdue contre Philippe, durant que vous maniiez les affaires de la république, et vous jurez par les victoires que nos ancêtres ont remportées. Afin donc de marcher sûrement, il a soin de régler ses paroles, et n'emploie que celles qui lui sont avantageuses ; faisant voir que même dans les plus grands emportements il faut être sobre et retenu. En parlant donc de ces victoires de leurs ancêtres, il dit: « Ceux qui ont combattu par terre à Marathon, et par mer à Salamine ; ceux qui ont donné bataille près d'Artémise et de Platée. » Il se garde bien de dire, ceux qui ont vaincu. Il a soin de taire l'événement qui avait été aussi heureux en toutes ces batailles, que funeste à Chéronée et prévient même l'auditeur en poursuivant ainsi « Tous ceux, ô Eschine, qui sont péris en ces rencontres ont été enterrés aux dépens de la république, et non pas seulement ceux dont la fortune a secondé la valeur.»
CHAPITRE XV
Que les Figures ont besoin du Sublime pour les soutenir
17.1. Il ne faut pas oublier ici une réflexion que j'ai faite, et que je vais vous expliquer en peu de mots. C'est que si les Figures naturellement soutiennent le Sublime, le Sublime de son côté soutient merveilleusement les Figures : mais où, et comment ; c'est ce qu'il faut dire.
En premier lieu, il est certain qu'un discours où les Figures sont employées toutes seules, est de soi-même suspect d'adresse, d'artifice et de tromperie ; principalement lorsqu'on parle devant un juge souverain, et surtout si ce juge est un grand seigneur, comme un tyran, un roi, ou un général d'année. Car il conçoit en lui-même une certaine indignation contre l'orateur, et ne saurait souffrir qu'un chétif rhétoricien entreprenne de le tromper, comme un enfant, par de grossières finesses. Il est même à craindre quelquefois, que prenant tout cet artifice pour une espèce de mépris, il ne s'effarouche entièrement: et bien qu'il retienne sa colère, et se laisse un peu amollir aux charmes du discours, il a toujours une forte répugnance à croire ce qu'on lui dit. C'est pourquoi il n'y a point de Figure plus excellente que celle qui est tout à fait cachée, et lorsqu'on ne reconnaît point que c'est une Figure.
2. Or il n'y a point de secours ni de remède plus merveilleux pour l'empêcher de paraître, que le Sublime et le Pathétique, parce que l'Art ainsi renfermé au milieu de quelque chose de grand et d'éclatant, a tout ce qui lui manquait, et n'est plus suspect d'aucune tromperie. Je ne vous en saurais donner un meilleur exemple que celui que j'ai déjà rapporté: « J'en jure par les mânes de ces grands hommes », etc. Comment est-ce que l'orateur a caché la Figure dont il se sert ? N'est-il pas aisé de reconnaître que c'est par l'éclat même de sa pensée ? Car comme les moindres lumières s'évanouissent, quand le soleil vient à éclairer; de même, toutes ces subtilités de rhétorique disparaissent à la vue de cette grandeur qui les environne de tous côtés. 3. La même chose à peu près arrive dans la peinture. En effet, que l'on colore plusieurs choses également tracées sur un même plan, et qu'on y mette le jour et les ombres, il est certain que ce qui se présentera d'abord à la vue, ce sera le lumineux, à cause de son grand éclat, qui fait qu'il semble sortir hors du tableau, et s'approcher en quelque façon de nous. Ainsi le Sublime et le Pathétique, soit par une affinité naturelle qu'ils ont avec les mouvements de notre âme, soit à cause de leur brillant, paraissent davantage, et semblent toucher de plus près notre esprit que les Figures dont ils cachent l'art, et qu'ils mettent comme à couvert.
CHAPITRE XVI
Des interrogations
18.1. Que dirai-je des demandes et des interrogations ? car qui peut nier que ces sortes de Figures ne donnent beaucoup plus de mouvement, d'action, et de force au discours ? « Ne voulez-vous jamais faire autre chose, dit Démosthène aux Athéniens, qu'aller par la ville vous demander les uns aux autres : Que dit-on de nouveau ? Et que peut-on vous apprendre de plus nouveau que ce que vous voyez ? Un homme de Macédoine se rend maître des Athéniens, et fait la loi à toute la Grèce. Philippe est-il mort ? dira l'un. Non, répondra l'autre ; il n'est que malade. Hé, que vous importe, messieurs, qu'il vive ou qu'il meure ? Quand le ciel vous en aurait délivrés, vous vous feriez bientôt vous-mêmes un autre Philippe. » Et ailleurs: « Embarquons-nous pour la Macédoine. Mais où aborderons-nous, dira quelqu'un, malgré Philippe ? La guerre même, messieurs, nous découvrira par où Philippe est facile à vaincre. » S'il eût dit la chose simplement, son discours n'eût point répondu à la majesté de l'affaire dont il parlait : au lieu que par cette divine et violente manière de se faire des interrogations et de se répondre sur-le-champ à soimême, comme si c'était une autre personne, non seulement il rend ce qu'il dit plus grand et plus fort, mais plus plausible et plus vraisemblable. 2. Le Pathétique ne fait jamais plus d'effet que lorsqu'il semble que l'orateur ne le recherche pas, mais que c'est l'occasion qui le fait naître. Or il n'y a rien qui imite mieux la passion que ces sortes d'interrogations et de réponses. Car ceux qu'on interroge, sentent naturellement une certaine émotion qui fait que sur-le-champ ils se précipitent de répondre, et de dire ce qu'ils savent de vrai, avant même qu'on ait achevé de les interroger. Si bien que par cette Figure l'auditeur est adroitement trompé et prend les discours les plus médités pour des choses dites sur l'heure et dans la chaleur...
19. « Il n'y a rien encore qui donne plus de mouvement au discours que d'en ôter les liaisons. » En effet, un discours que rien ne lie et n'embarrasse, marche et coule de soi-même, et il s'en faut peu qu'il n'aille quelquefois plus vite que la pensée même de l'orateur. « Ayant approché leurs boucliers les uns des autres, dit Xénophon, ils reculaient, ils combattaient, ils tuaient, ils mouraient ensemble. » Il en est de même de ces paroles d'Euryloque à Ulysse dans Homère:
Nous avons, par ton ordre, à
pas précipités
Parcouru de ces bois les sentiers écartés:
Nous avons dans le fond d'une sombre vallée
Découvert de Circé la maison reculée.
Car ces périodes ainsi coupées et prononcées néanmoins avec précipitation, sont les marques d'une vive douleur, qui l'empêche en même temps et le force de parler. C'est ainsi qu'Homère sait ôter, où il faut, les liaisons du discours.
CHAPITRE XVII
Du mélange des Figures
20.1. Il n'y a encore rien de plus fort, pour émouvoir, que de ramasser ensemble plusieurs Figures. Car deux ou trois Figures ainsi mêlées entrant, par ce moyen, dans une espèce de société, se communiquent les unes aux autres de la force, des grâces et de l'ornement : comme on le peut voir dans ce passage de l'oraison de Démosthène contre Midias, où en même temps il ôte les liaisons de son discours, et mêle ensemble les Figures de Répétition et de Description. « Car tout homme, dit cet orateur, qui en outrage un autre, fait beaucoup de choses du geste, des yeux, de la voix, que celui qui a été outragé ne saurait peindre dans un récit. »
2. Et de peur que dans la suite son discours ne vînt à se relâcher, sachant bien que l'ordre appartient à un esprit rassis, et qu'au contraire le désordre est la marque de la passion, qui n'est en effet elle-même qu'un trouble et une émotion de l'âme, il poursuit dans la même diversité de Figures: « Tantôt il le frappe comme ennemi, tantôt pour lui faire insulte, tantôt avec les poings, tantôt au visage. » Par cette violence de paroles ainsi entassées les unes sur les autres, l'orateur ne touche et ne remue pas moins puissamment ses juges que s'ils le voyaient frapper en leur présence.
3. Il revient à la charge, et poursuit, comme une tempête - « Ces affronts émeuvent, ces affronts transportent un homme de coeur, et qui n'est point accoutumé aux injures. On ne saurait exprimer par des paroles l'énormité d'une telle action. » Par ce changement continuel, il conserve partout le caractère de ces Figures turbulentes: tellement que dans son ordre il y a un désordre ; et au contraire, dans son désordre il y a un ordre merveilleux.
21.1. Pour preuve de ce que je dis, mettez, par plaisir, les conjonctions à ce passage, comme font les disciples d'Isocrate : « Et certainement il ne faut pas oublier que celui qui en outrage un autre, fait beaucoup de choses, premièrement par le geste, ensuite par les yeux, et enfin par la voix même », etc. Car en égalant et aplanissant ainsi toutes choses par le moyen des liaisons, vous verrez que, d'un Pathétique fort et violent, vous tomberez dans une petite afféterie de langage, qui n'aura ni pointe ni aiguillon, et que toute la force de votre discours s'éteindra aussitôt d'elle-même.
2. Et comme il est certain que si on liait le corps d'un homme qui court, on lui ferait perdre toute sa force ; de même si vous allez embarrasser une passion de ces liaisons et de ces particules inutiles, elle les souffre avec peine, vous lui ôtez la liberté de sa course, et cette impétuosité qui la faisait marcher avec la même violence qu'un trait lancé par une machine.
Des Hyperbates
22.1. Il faut donner rang aux Hyperbates. L'Hyperbate n'est autre chose que la transposition des pensées ou des paroles dans l'ordre et la suite d'un discours. Et cette Figure porte avec soi le caractère véritable d'une passion forte et violente. En effet, voyez tous ceux qui sont émus de colère, de frayeur, de dépit, de jalousie, ou de quelque autre passion que ce soit: car il y en a tant que l'on n'en sait pas le nombre ; leur esprit est dans une agitation continuelle. À peine ont-ils formé un dessein qu'ils en conçoivent aussitôt un autre, et au milieu de celui-ci s'en proposant encore de nouveaux, où il n'y a ni raison ni rapport, ils reviennent souvent à leur première résolution. La passion en eux est comme un vent léger et inconstant qui les entraîne, et les fait tourner sans cesse de côté et d'autre : si bien que dans ce flux et ce reflux perpétuel de sentiments opposés, ils changent à tous moments de pensée et de langage, et ne gardent ni ordre ni suite dans leurs discours.
Les habiles écrivains, pour imiter ces mouvements de la nature, se servent des Hyperbates. Et à dire vrai, l'art n'est jamais dans un plus haut degré de perfection, que lorsqu'il ressemble si fort à la nature, qu'on le prend pour la nature même , et au contraire la nature ne réussit jamais mieux que quand l'art est caché.
Nous voyons un bel exemple de cette transposition dans Hérodote, où Denys Phocéen parle ainsi aux Ioniens : « En effet nos affaires sont réduites à la dernière extrémité, messieurs. Il faut nécessairement que nous soyons libres, ou esclaves, et esclaves misérables. Si donc vous voulez éviter les malheurs qui vous menacent, il faut sans différer embrasser le travail et la fatigue, et acheter votre liberté par la défaite de vos ennemis. »
2. S'il eût voulu suivre l'ordre naturel, voici comme il eût parlé: « Messieurs, il est maintenant temps d'embrasser le travail et la fatigue: Car enfin nos affaires sont réduites à la dernière extrémité », etc. Premièrement donc, il transpose ce mot, Messieurs, et ne l'insère qu'immédiatement après leur avoir jeté la frayeur dans l'âme, comme si la grandeur du péril lui avait fait oublier la civilité qu'on doit à ceux à qui l'on parle, en commençant un discours. Ensuite il renverse l'ordre des pensées. Car avant que de les exhorter au travail qui est pourtant son but, il leur donne la raison qui les y doit porter : En effet, nos affaires sont réduites à la dernière extrémité; afin qu'il ne semble pas que ce soit un discours étudié qu'il leur apporte : mais que c'est la passion qui le force à parler sur-le-champ.
3. Thucydide a aussi des Hyperbates fort remarquables, et s'entend admirablement à transposer les choses qui semblent unies du lien le plus naturel, et qu'on dirait ne pouvoir être séparées.
Démosthène est en cela bien plus retenu que lui. En effet, pour Thucydide, jamais personne ne les a répandues avec plus de profusion, et on peut dire qu'il en soûle ses lecteurs. Car dans la passion qu'il a de faire paraître que tout ce qu'il dit, est dit sur-le-champ, il trame sans cesse l'auditeur, par les dangereux détours de ses longues transpositions. 4. Assez souvent donc il suspend sa première pensée, comme s'il affectait tout exprès le désordre : et entremêlant au milieu de son discours plusieurs choses différentes qu'il va quelquefois chercher même hors de son sujet, il met la frayeur dans l'âme de l'auditeur qui croit que tout ce discours va tomber, et l'intéresse malgré lui dans le péril où il pense voir l'orateur. Puis tout d'un coup, et lorsqu'on ne s'y attendait plus, disant à propos ce qu'il y avait si longtemps qu'on cherchait ; par cette transposition également hardie et dangereuse, il touche bien davantage que s'il eût gardé un ordre dans ses paroles. Il y a tant d'exemples de ce que je dis, que je me dispenserai d'en rapporter.
CHAPITRE XIX
Du changement de nombre
23.1. Il n'en faut pas moins dire de ce qu'on appelle Diversité de cas, Collections, Renversements, Gradations, et de toutes ces autres Figures qui étant, comme vous savez, extrêmement fortes et véhémentes, peuvent beaucoup servir par conséquent à orner le discours, et contribuent en toutes manières au Grand et au Pathétique. Que dirai-je des changements de cas, de temps, de personnes, de nombre et de genre ? En effet, qui ne voit combien toutes ces choses sont propres à diversifier et à ranimer l'expression ?
2. Par exemple, pour ce qui regarde le changement de nombre, ces singuliers dont la terminaison est singulière, mais qui ont pourtant, à les bien prendre, la force et la vertu des pluriels.
Aussitôt un grand peuple
accourant sur le port,
Ils firent de leurs cris retentir le rivage.
Et ces singuliers sont d'autant plus dignes de remarque, qu'il n'y a rien quelquefois de plus magnifique que les pluriels. Car la multitude qu'ils renferment, leur donne du son et de l'emphase.
3. Tels sont ces pluriels qui sortent de la bouche d'OEdipe dans Sophocle:
Hymen, funeste hymen, tu m'as
donné la vie :
Mais dans ces mêmes flancs où je fus enfermé,
Tu fais rentrer ce sang dont tu m'avais formé.
Et par là tu produis et des fils et des pères,
Des frères, des maris, des femmes et des mères:
Et tout ce que du sort la maligne fureur
Fit jamais voir au jour et de honte et d'horreur.
Tous ces différents noms ne veulent dire qu'une seule personne ; c'est à savoir, OEdipe d'une part, et sa mère Jocaste de l'autre. Cependant, par le moyen de ce nombre ainsi répandu et multiplié en différents pluriels, il multiplie en quelque façon les infortunes d'OEdipe. C'est par un même pléonasme qu'un poète a dit: On vit les Sarpédons et les Hectors paraître.
Il en faut dira autant de ce passage de Platon à propos des Athéniens, que j'ai rapporté ailleurs.
4. « Ce ne sont point des Pélops, des Cadmus, des Égyptes, des Danaüs, ni des hommes nés barbares qui demeurent avec nous. Nous sommes tous Grecs, éloignés du commerce et de la fréquentation des nations étrangères, qui habitons une même ville », etc.
En effet, tous ces pluriels ainsi ramassés ensemble, nous font concevoir une bien plus grande idée des choses. Mais il faut prendre garde à ne faire cela que bien à propos, et dans les endroits où il faut amplifier, ou multiplier, ou exagérer, et dans la passion ; c'est-à-dire, quand le sujet est susceptible d'une de ces choses ou de plusieurs. Car d'attacher partout ces cymbales et ces sonnettes, cela sentirait trop son sophiste.
CHAPITRE XX
Des pluriels réduits en singuliers
24.1. On peut aussi tout au contraire réduire les pluriels en singuliers, et cela a quelque chose de fort grand. « Tout le Péloponnèse, dit Démosthène, était alors divisé en factions. » Il en est de même de ce passage d'Hérodote : « Phrynicus faisant représenter sa tragédie intitulée, la Prise de Milet, tout le théâtre se fondit en larmes. » Car de ramasser ainsi plusieurs choses en une, cela donne plus de corps au discours. 2. Au reste, je tiens que pour l'ordinaire c'est une même raison qui fait valoir ces deux différentes Figures. En effet, soit qu'en changeant les singuliers en pluriels, d'une seule chose vous en fassiez plusieurs : soit qu'en ramassant des pluriels dans un seul nom singulier qui sonne agréablement à l'oreille, de plusieurs choses vous n'en fassiez qu'une, ce changement imprévu marque la passion.
CHAPITRE XXI
Du changement de temps
25. Il en est de même du changement de temps ; lorsqu'on parle d'une chose passée, comme si elle se faisait présentement ; parce qu'alors ce n'est plus une narration que vous faites, c'est une action qui se passe à l'heure même. « Un soldat, dit Xénophon, étant tombé sous le cheval de Cyrus, et étant foulé aux pieds de ce cheval, il lui donne un coup d'épée dans le ventre. Le cheval blessé se démène et secoue-son maître. Cyrus tombe. » Cette Figure est fort fréquente dans Thucydide.
CHAPITRE XXII
Du changement de personnes
26.1. Le changement de personnes n'est pas moins pathétique. Car il fait que l'auditeur assez souvent se croit voir lui-même au milieu du péril.
Vous diriez à les voir pleins
d'une ardeur si belle,
Qu'ils retrouvent toujours une vigueur nouvelle.
Que rien ne les saurait ni vaincre ni lasser,
Et que leur long combat ne fait que commencer.
Et dans Aratus : Ne t'embarque jamais durant ce triste mois. Cela se voit encore dans Hérodote.
2. « A la sortie de la ville d'Éléphantine, dit cet historien, du côté qui va en montant, vous rencontrez d'abord une colline, etc. De là vous descendez dans une plaine. Quand vous l'avez traversée, vous pouvez vous embarquer tout de nouveau, et en douze jours arriver à une grande ville qu'on appelle Méroé. » Voyez- vous, mon cher Térentianus, comme il prend votre esprit avec lui, et le conduit dans tous ces différents pays, vous faisant plutôt voir qu'entendre. Toutes ces choses ainsi pratiquées à propos, arrêtent l'auditeur, et lui tiennent l'esprit attaché sur l'action présente ;
3. principalement lorsqu'on ne s'adresse pas à plusieurs en général, mais à un seul en particulier:
Tu ne saurais connaître au
fort de la mêlée,
Quel parti suit le fils du courageux Tydée.
Car en réveillant ainsi l'auditeur par ces apostrophes, vous le rendez plus ému, plus attentif, et plus plein-de la chose dont vous parlez.
CHAPITRE XXIII
Des Transitions imprévues
27.1. Il arrive aussi quelquefois, qu'un écrivain parlant de quelqu'un, tout d'un coup se met à sa place et joue son personnage: et cette Figure marque l'impétuosité de la passion.
Mais Hector qui les voit épars
sur le rivage,
Leur commande à grands cris de quitter le pillage
D'aller droit aux vaisseaux sur les Grecs se jeter.
« Car quiconque mes yeux verront s'en écarter,
Aussitôt dans son sang je cours laver sa honte. »
Le poète retient la narration pour soi, comme celle qui lui est propre, et met tout d'un coup, et sans en avertir, cette menace précipitée dans la bouche de ce guerrier bouillant et furieux. En effet, son discours aurait langui, s'il y eût entremêlé: Hector dit alors de telles ou semblables paroles. Au lieu que par cette Transition imprévue il prévient le lecteur, et la Transition est faite avant que le poète même ait songé qu'il la faisait.
2. Le véritable lieu donc où l'on doit user de cette Figure, c'est quand le temps presse, et que l'occasion qui se présente ne permet pas de différer: lorsque sur-le-champ il faut passer d'une personne à une autre, comme dans Hécatée : « Ce héraut ayant assez pesé la conséquence de toutes ces choses, il commande aux descendants des Héraclides de se retirer. Je ne puis plus rien pour vous, non plus que si je n'étais plus au monde. Vous êtes perdus, et vous me forcerez bientôt moi-même d'aller chercher une retraite chez quelque autre peuple. »
3. Démosthène, dans son oraison contre Aristogiton, a encore employé cette Figure d'une manière différente de celle-ci, mais extrêmement forte et pathétique. « Et il ne se trouvera personne entre vous, dit cet orateur, qui ait du ressentiment et de l'indignation de voir un impudent, un infâme violer insolemment les choses les plus saintes ! un scélérat, dis-je, qui... O le plus méchant de tous les hommes ! rien n'aura pu arrêter ton audace effrénée ? Je ne dis pas ces portes, je ne dis pas ces barreaux, qu'un autre pouvait rompre comme toi. » Il laisse là sa pensée imparfaite, la colère le tenant comme suspendu et partagé sur un mot, entre deux différentes personnes : Qui.. 0 le plus méchant de tous les hommes ! Et ensuite tournant tout d'un coup contre Aristogiton ce même discours qu'il semblait avoir laissé là, il touche bien davantage, et fait une bien plus forte impression.
4. Il en est de même de cet emportement de Pénélope dans Homère, quand elle voit entrer chez elle un héraut de la part de ses amants.
De mes fâcheux amants ministre
injurieux,
Héraut, que cherches-tu ? qui t'amène en ces lieux ?
Y viens-tu de la part de cette troupe avare,
Ordonner qu'à l'instant le festin se prépare ?
Fasse le juste ciel, avançant leur trépas,
Que ce repas pour eux soit le dernier repas.
Lâches, qui pleins d'orgueil et faibles de courage,
Consumez de son fils le fertile héritage,
Vos pères autrefois ne vous ont-ils point dit
Quel homme était Ulysse, etc.
CHAPITRE XXIV
De la Périphrase
28.1. Il n'y a personne, comme je crois, qui puisse douter que la Périphrase ne soit encore d'un grand usage dans le Sublime. Car, comme dans la musique le son principal devient plus agréable à l'oreille, lorsqu'il est accompagné des différentes parties qui lui répondent; de même la Périphrase tournant à l'entour du mot propre, forme souvent, par rapport avec lui, une consonance et une harmonie fort belle dans le discours. Surtout lorsqu'elle n'a rien de discordant ou d'enflé, mais que toutes choses y sont dans un juste tempérament. 2. Platon nous en fournit un bel exemple au commencement de son oraison funèbre. « Enfin, dit-il, nous leur avons rendu les derniers devoirs, et maintenant ils achèvent ce fatal voyage, et ils s'en vont tout glorieux de la magnificence avec laquelle toute la ville en général, et leurs parents en particulier, les ont conduits hors de ce monde. » Premièrement il appelle la mort ce fatal voyage. Ensuite il parle des derniers devoirs qu'on avait rendus aux morts, comme d'une pompe publique que leur pays leur avait préparée exprès, pour les conduire hors de cette vie. Dirons-nous que toutes ces choses ne contribuent que médiocrement à relever cette pensée ? Avouons plutôt que par le moyen de cette Périphrase mélodieusement répandue dans le discours, d'une diction toute simple, il a fait une espèce de concert et d'harmonie. De même Xénophon: 3. « Vous regardez le travail comme le seul guide qui vous peut conduire à une vie heureuse et plaisante. Au reste votre âme est ornée de la plus belle qualité que puissent jamais posséder des hommes nés pour la guerre ; c'est qu'il n'y a rien qui vous touche plus sensiblement que la louange. » Au lieu de dire: « Vous vous adonnez au travail », il use de cette circonlocution : « Vous regardez le travail comme le seul guide qui vous peut conduire à une vie heureuse. » Et étendant ainsi toutes choses, il rend sa pensée plus grande, et relève beaucoup cet éloge. 4. Cette Périphrase d'Hérodote me semble encore inimitable: « La déesse Vénus, pour châtier l'insolence des Scythes qui avaient pillé son temple, leur envoya une maladie qui les rendait femmes. »
29.1. Au reste il n'y a rien dont l'usage s'étend plus loin que la Périphrase, pourvu qu'on ne la répande pas partout sans choix et sans mesure. Car aussitôt elle languit, et a je ne sais quoi de niais et de grossier. Et c'est pourquoi Platon qui est toujours figuré dans ses expressions, et quelquefois même un peu mai à propos, au jugement de quelques-uns, a été raillé pour avoir dit dans sa République : « Il ne faut point souffrir que les richesses d'or et d'argent prennent pied, ni habitent dans une ville. » S'il eût voulu, poursuivent-ils, interdire la possession du bétail, assurément qu'il aurait dit, par la même raison, les richesses de boeufs et de moutons.
2. Mais ce que nous avons dit en général suffit pour faire voir l'usage des Figures, à l'égard du Grand et du Sublime. Car il est certain qu'elles rendent toutes le discours plus animé et plus Pathétique. Or le Pathétique participe du Sublime, autant que le Sublime participe du Beau et de l'Agréable.
CHAPITRE XXV
Du choix des mots
30.1. Puisque la pensée et la phrase s'expliquent ordinairement l'une par l'autre, voyons si nous n'avons point encore quelque chose à remarquer dans cette partie du discours, qui regarde l'expression. Or que le choix des grands mots et des termes propres soit d'une merveilleuse vertu pour attacher et pour émouvoir, c'est ce que personne n'ignore, et sur quoi par conséquent il serait inutile de s'arrêter. En effet, il n'y a peut-être rien d'où les orateurs et tous les écrivains en général qui s'étudient au sublime, tirent plus de grandeur, d'élégance, de netteté, de poids, de force, et de vigueur pour leurs ouvrages, que du choix des paroles. C'est par elles que toutes ces beautés éclatent dans le discours, comme dans un riche tableau, et elles donnent aux choses une espèce d'âme et de vie. Enfin les beaux mots sont à vrai dire, la lumière propre et naturelle de nos pensées.
2. Il faut prendre garde néanmoins à ne pas faire parade partout d'une vaine enflure de paroles. Car d'exprimer une chose basse en termes grands et magnifiques, c'est tout de même que si vous appliquiez un grand masque de théâtre sur le visage d'un petit enfant ; si ce n'est à la vérité dans la poésie...
31.1. Cela se peut voir encore dans un passage de Théopompus, que Cécilius blâme, je ne sais pourquoi, et qui me semble au contraire fort à louer pour sa justesse, et parce qu'il dit beaucoup. « Philippe, dit cet historien, boit sans peine les affronts que la nécessité de ses affaires l'oblige de souffrir. » En effet, un discours tout simple exprimera quelquefois mieux la chose que toute la pompe et tout l'ornement, comme on le voit tous les jours dans les affaires de la vie. Ajoutez qu'une chose énoncée d'une façon ordinaire, se fait aussi plus aisément croire. Ainsi en parlant d'un homme qui, pour s'agrandir, souffre sans peine, et même avec plaisir, des indignités, ces termes, boire des affronts, me semblent signifier beaucoup. 2. Il en est de même de cette expression d'Hérodote: « Cléomène étant devenu furieux, il prit un couteau dont il se hacha la chair en petits morceaux ; et s'étant ainsi déchiqueté lui-même, il mourut. » Et ailleurs : « Pythès, demeurant toujours dans le vaisseau, ne cessa point de combattre, qu'il n'eût été haché en pièces. » Car ces expressions marquent un homme qui dit bonnement les choses, et qui n'y entend point de finesse ; et renferment néanmoins en elles un sens qui n'a rien de grossier ni de trivial.
Des Métaphores
32.1. Pour ce qui est du nombre des Métaphores, Cécilius semble être de l'avis de ceux qui n'en souffrent
pas plus de deux ou trois au plus, pour exprimer une seule chose. Mais Démosthène nous doit encore ici servir de règle. Cet orateur nous fait voir qu'il y a des occasions où l'on en peut employer plusieurs à la fois ; quand les Passions, comme un torrent rapide, les entraînent avec elles nécessairement, et en foule. 2. « Ces hommes malheureux, dit-il quelque part, ces lâches flatteurs, ces furies de la république, ont cruellement déchiré leur patrie. Ce sont eux qui, dans la débauche, ont autrefois vendu à Philippe notre liberté, et qui la vendent encore aujourd'hui à Alexandre ; qui mesurant, dis-je, tout leur bonheur aux sales plaisirs de leur ventre, à leurs infâmes débordements, ont renversé toutes les bornes de l'honneur, et détruit parmi nous cette règle où les anciens Grecs faisaient consister toute leur félicité ; de ne souffrir point de maître. » Par cette foule de Métaphores prononcées dans la colère, l'orateur ferme entièrement la bouche à ces traîtres. 3. Néanmoins Aristote et Théophraste, pour excuser l'audace de ces Figures, pensent qu'il est bon d'y apporter ces adoucissements : « Pour ainsi dire. Pour parler ainsi. Si j'ose me servir de ces termes. Pour m'expliquer un peu plus hardiment. » En effet, ajoutent-ils, l'excuse est un remède contre les hardiesses du discours, 4. et je suis bien de leur avis. Mais je soutiens pourtant toujours ce que j'ai déjà dit, que le remède le plus naturel contre l'abondance et la hardiesse, soit des Métaphores, soit des autres Figures, c'est de ne les employer qu'à propos : je veux dire, dans les grandes passions, et dans le Sublime. Car comme le Sublime et le Pathétique, par leur violence et leur impétuosité, emportent naturellement, et entraînent tout avec eux ; ils demandent nécessairement des expressions fortes, et ne laissent pas le temps à l'auditeur de s'amuser à chicaner le nombre des Métaphores, parce qu'en ce moment il est épris d'une commune fureur avec celui qui parle.
5. Et même pour les lieux communs et les descriptions, il n'y a rien quelquefois qui exprime mieux les choses qu'une foule de Métaphores continuées. C'est par elles que nous voyons dans Xénophon une description si pompeuse de l'édifice du corps humain. Platon néanmoins en a fait la peinture d'une manière encore plus divine. Ce dernier appelle la tête une citadelle. Il dit que le cou est un isthme, qui a été mis entre elle et la poitrine. Que les vertèbres sont comme des gonds sur lesquels elle tourne. Que la volupté est l'amorce de tous les malheurs qui arrivent aux hommes. Que la langue est le juge des saveurs. Que le coeur est la source des veines, la fontaine du sang, qui de là se porte avec rapidité dans toutes les autres parties, et qu'il est disposé comme une forteresse gardée de tous côtés. Il appelle les pores des rues étroites. « Les dieux, poursuit-il, voulant soutenir le battement du coeur, que la vue inopinée des choses terribles, ou le mouvement de la colère, qui est de feu, lui causent ordinairement ; ils ont mis sous lui le poumon dont la substance est molle, et n'a point de sang : mais ayant par dedans de petits trous en forme d'éponge, il sert au coeur comme d'oreiller, afin que quand la colère est enflammée, il ne soit point troublé dans ses fonctions. » Il appelle la partie concupiscible l'appartement de la femme ; et la partie irascible, l'appartement de l'homme. Il dit que la rate « est la cuisine des intestins, et qu'étant pleine des ordures du foie, elle s'enfle et devient bouffie. Ensuite, continue-t-il, les dieux couvrirent toutes ces parties de chair qui leur sert comme de rempart et de défense contre les injures du chaud et du froid, et contre tous les autres accidents. Et elle est, ajoute-t-il, comme une laine molle et ramassée qui entoure doucement le corps. » Il dit que le sang est « la pâture de la chair. Et afin, poursuit-il, que toutes les parties pussent recevoir l'aliment, ils y ont creusé, comme dans un jardin, plusieurs canaux, afin que les ruisseaux des veines sortant du coeur comme de leur source, pussent couler dans ces étroits conduits du corps humain. » Au reste, quand la mort arrive, il dit, que « les organes se dénouent comme les cordages d'un vaisseau, et qu'ils laissent aller l'âme en liberté ».
6. Il y en a encore une infinité d'autres ensuite, de la même force; mais ce que nous avons dit suffit pour faire voir combien toutes ces Figures sont sublimes d'elles-mêmes : combien, dis- je, les Métaphores servent au Grand, et de quel usage elles peuvent être dans les endroits pathétiques, et dans les descriptions.
7. Or que ces Figures, ainsi que toutes les autres élégances du discours, portent toujours les choses dans l'excès ; c'est ce que l'on remarque assez sans que je le dise. Et c'est pourquoi Platon même n'a pas été peu blâmé de ce que souvent, comme par une fureur de discours, il se laisse emporter à des Métaphores dures et excessives, et à une vaine pompe allégorique. « On ne concevra pas aisément, dit-il en un endroit, qu'il en doit être de même d'une ville comme d'un vase ; où le vin qu'on verse, et qui est d'abord bouillant et furieux, tout d'un coup entrant en société avec une autre divinité sobre qui le châtie, devient doux et bon à boire. » D'appeler l'eau une divinité sobre, et de se servir du terme de châtier pour tempérer : En un mot, de s'étudier si fort à ces petites finesses, cela sent, disent-ils, son poète, qui n'est pas lui- même trop sobre.
8. Et c'est peut-être ce qui a donné sujet à Cécilius de décider si hardiment dans ses commentaires sur Lysias, que Lysias valait mieux en tout que Platon, poussé par deux sentiments aussi peu raisonnables l'un que l'autre. Car, bien qu'il aimât Lysias plus que soi-même, il haïssait encore plus Platon qu'il n'aimait Lysias ; si bien que, porté de ces deux mouvements, et par un esprit de contradiction, il a avancé plusieurs choses de ces deux auteurs, qui ne sont pas des décisions si souveraines qu'il s'imagine. De fait, accusant Platon d'être tombé en plusieurs endroits, il parle de l'autre comme d'un auteur achevé, et qui n'a point de défauts ; ce qui, bien loin d'être vrai, n'a pas même une ombre de vraisemblance.
33.1. Et en effet où trouverons-nous un écrivain qui ne pèche jamais, et où il n'y ait rien à reprendre ?
CHAPITRE XXVII
Si l'on doit préférer le Médiocre Parfait au Sublime qui a quelques défauts
Peut-être ne sera-t-il pas hors de propos d'examiner ici cette question en général, savoir lequel vaut mieux, soit dans la prose, soit dans la poésie, d'un Sublime qui a quelques défauts, ou d'une Médiocrité parfaite et saine en toutes ses parties, qui ne tombe et ne se dément point ; et ensuite lequel, à juger équitablement des choses, doit emporter le prix, de deux ouvrages dont l'un a un plus grand nombre de beautés, mais l'autre va plus au Grand et au Sublime. Car ces questions étant naturelles à notre sujet, il faut nécessairement les résoudre.
2. Premièrement donc je tiens pour moi, qu'une Grandeur audessus de l'ordinaire, n'a point naturellement la pureté du Médiocre. En effet, dans un discours si poli et si limé, il faut craindre la bassesse : et il en est de même du Sublime que d'une richesse immense, où l'on ne peut pas prendre garde à tout de si près, et où il faut malgré qu'on en ait, négliger quelque chose. Au contraire il est presque impossible, pour l'ordinaire, qu'un esprit bas et médiocre fasse des fautes. Car, comme il ne se hasarde et ne s'élève jamais, il demeure toujours en sûreté ; au lieu que le Grand de soi- même, et par sa propre grandeur, est glissant et dangereux.
3. Je n'ignore pas pourtant ce qu'on me peut objecter d'ailleurs, que naturellement nous jugeons des ouvrages des hommes par ce qu'ils ont de pire, et que le souvenir des fautes qu'on y remarque, dure toujours, et ne s'efface jamais ; au lieu que ce qui est beau passe vite, et s'écoule bientôt de notre esprit.
4. Mais bien que j'aie remarqué plusieurs fautes dans Homère, et dans tous les plus célèbres auteurs, et que je sois peut-être l'homme du monde à qui elles plaisent le moins ; j'estime après tout que ce sont des fautes dont ils ne se sont pas souciés, et qu'on ne peut appeler proprement fautes, mais qu'on doit simplement regarder comme des méprises et de petites négligences qui leur sont échappées : parce que leur esprit qui ne s'étudiait qu'au Grand, ne pouvait pas s'arrêter aux petites choses. En un mot, je maintiens que le Sublime, bien qu'il ne se soutienne pas également partout, quand ce ne serait qu'à cause de sa grandeur l'emporte sur tout le reste. En effet, Apollonius, par exemple, celui qui a composé le poème des Argonautes, ne tombe jamais ; et dans Théocrite, ôté quelques endroits, où il sort un peu du caractère de l'églogue, il n'y a rien qui ne soit heureusement imaginé. Cependant aimeriez-vous mieux être Apollonius ou Théocrite, qu'Homère ?
5. L'Érigone d'Ératosthène est un poème où il n'y a rien à reprendre. Direz-vous pour cela qu'Ératosthène est plus grand poète qu'Archiloque, qui se brouille à la vérité, et manque d'ordre et d'économie en plusieurs endroits de ses écrits ; mais qui ne tombe dans ce défaut qu'à cause de cet esprit divin, dont il est entraîné, et qu'il ne saurait régler comme il veut ? Et même pour le lyrique, choisiriez-vous plutôt d'être Bacchylide que Pindare ? ou pour la tragédie, Ion ce poète de Chio que Sophocle ? En effet ceux-là ne font jamais de faux pas, et n'ont rien qui ne soit écrit avec beaucoup d'élégance et d'agrément. Il n'en est pas ainsi de Pindare et de Sophocle ; car au milieu de leur plus grande violence, durant qu'ils tonnent et foudroient, pour ainsi dire, souvent leur ardeur vient mal à propos à s'éteindre, et ils tombent malheureusement. Et toutefois y a-t-il un homme de bon sens qui daignât comparer tous les ouvrages d'Ion ensemble au seul OEdipe de Sophocle?
Comparaison d'Hypéride et de Démosthène
34.1. Que si au reste l'on doit juger du mérite d'un ouvrage par le
nombre plutôt que par la qualité et l'excellence de ses beautés, il s'ensuivra
qu'Hypéride doit être entièrement préféré à Démosthène. En effet, outre qu'il
est plus harmonieux, il a bien plus de parties d'orateur, qu'il possède presque
toutes en un degré éminent, semblable à ces athlètes qui réussissent aux cinq
sortes d'exercices, et qui n'étant les premiers en pas un de ces exercices,
passent en tous l'ordinaire et le commun. 2. En effet, il a imité Démosthène en
tout ce que Démosthène a de beau, excepté pourtant dans la composition et
l'arrangement des paroles. Il joint à cela les douceurs et les grâces de
Lysias. Il sait adoucir, où il faut, la rudesse et la simplicité du discours,
et ne dit pas toutes les choses d'un même air comme Démosthène. Il excelle à
peindre les moeurs. Son style a dans sa naïveté une certaine douceur agréable
et fleurie. Il y a dans ses ouvrages un nombre infini de choses plaisamment
dites. Sa manière de rire et de se moquer est fine, et a quelque chose de
noble. Il a une facilité merveilleuse à manier l'ironie. Ses railleries ne sont
point froides ni recherchées, comme celles de ces faux imitateurs du style
attique, mais vives et pressantes. Il est adroit à éluder les objections qu'on
lui fait, et à les rendre ridicules en les amplifiant. Il a beaucoup de
plaisant et de comique, et est tout plein de jeux et de certaines pointes
d'esprit, qui frappent toujours où il vise. Au reste, il assaisonne toutes ces
choses d'un tour et d'une grâce inimitable. Il est né pour toucher et émouvoir
la pitié. Il est étendu dans ses narrations fabuleuses. Il a une flexibilité
admirable pour les digressions, il se détourne, il reprend haleine où il veut,
comme on le peut voir dans ces fables qu'il conte de Latone. Il a fait une
oraison funèbre qui est écrite avec tant de pompe et d'ornement, que je ne sais
si pas un autre l'a jamais égalé en cela.
3. Au contraire, Démosthène ne s'entend pas fort bien à peindre les moeurs. Il n'est point étendu dans son style. Il a quelque chose de dur, et n'a ni pompe ni ostentation. En un mot il n'a presque aucune des parties dont nous venons de parler. S'il s'efforce d'être plaisant, il se rend ridicule, plutôt qu'il ne fait rire, et s'éloigne d'autant plus du plaisant qu'il tâche d'en approcher. 4. Cependant, parce qu'à mon avis toutes ces beautés qui sont en foule dans Hypéride, n'ont rien de grand: qu'on y voit pour ainsi dire, un orateur toujours à jeun, et une langueur d'esprit qui n'échauffe, qui ne remue point l'âme, personne n'a jamais été fort transporté de la lecture de ses ouvrages. Au lieu que Démosthène ayant ramassé en soi toutes les qualités d'un orateur véritablement né au Sublime, et entièrement perfectionné par l'étude, ce ton de majesté et de grandeur, ces mouvements animés, cette fertilité, cette adresse, cette promptitude, et, ce qu'on doit surtout estimer en lui, cette force et cette véhémence dont jamais personne n'a su approcher; par toutes ces divines qualités, que je regarde en effet comme autant de rares présents qu'il avait reçus des dieux, et qu'il ne m'est pas permis d'appeler des qualités humaines, il a effacé tout ce qu'il y a eu d'orateurs célèbres dans tous les siècles, les laissant comme abattus et éblouis, pour ainsi dire, de ses tonnerres et de ses éclairs. Car dans les parties où il excelle, il est tellement élevé au-dessus d'eux, qu'il répare entièrement par là celles qui lui manquent. Et certainement il est plus aisé d'envisager fixement, et les yeux ouverts, les foudres qui tombent du ciel, que de n'être point ému des violentes passions qui règnent en foule dans ses ouvrages.
De Platon et de Lysias, et de l'excellence de l'esprit humain
35.1. Pour ce qui est de Platon, comme j'ai dit, il y a bien de la différence. Car il surpasse Lysias, non seulement par l'excellence, mais aussi par le nombre de ses beautés. Je dis plus, c'est que Platon n'est pas tant audessus de Lysias, par un plus grand nombre de beautés, que Lysias est au-dessous de Platon par un plus grand nombre de fautes.
2. Qu'est-ce donc qui a porté ces esprits divins à mépriser cette exacte et scrupuleuse délicatesse, pour ne chercher que le Sublime dans leurs écrits ? En voici une raison. C'est que la nature n'a point regardé l'homme comme un animal de basse et de vile condition ; mais elle lui a donné la vie, et l'a fait venir au monde comme dans une grande assemblée, pour être spectateur de toutes les choses qui s'y passent ; elle l'a, dis-je, introduit dans cette lice, comme un courageux athlète qui ne doit respirer que la gloire. C'est pourquoi elle a engendré d'abord en nos âmes une passion invincible pour tout ce qui nous paraît de plus grand et de plus divin.
3. Aussi voyons-nous que le monde entier ne suffit pas à la vaste étendue de l'esprit de l'homme. Nos pensées vont souvent plus loin que les cieux, et pénètrent au delà de ces bornes qui environnent et qui terminent toutes choses.
Et certainement si quelqu'un fait un peu de réflexion sur un homme dont la vie n'ait rien eu dans tout son cours que de grand et d'illustre, il peut connaître par là, à quoi nous sommes nés.
4. Ainsi nous n'admirons pas naturellement de petits ruisseaux, bien que l'eau en soit claire et transparente, et utile même pour notre usage : mais nous sommes véritablement surpris quand nous regardons le Danube, le Nil, le Rhin, et l'Océan surtout. Nous ne sommes pas fort étonnés de voir une petite flamme que nous avons allumée, conserver longtemps sa lumière pure; mais nous sommes frappés d'admiration, quand nous contemplons ces feux qui s'allument quelquefois dans le ciel, bien que pour l'ordinaire ils s'évanouissent en naissant: et nous ne trouvons rien de plus étonnant dans la nature que ces fournaises du mont Etna, qui quelquefois jette du profond de ses abîmes, Des pierres, des rochers, et des fleuves de flammes.
5. De tout cela il faut conclure que ce qui est utile, et même nécessaire aux hommes, souvent n'a rien de merveilleux, comme étant aisé à acquérir: mais que tout ce qui est extraordinaire est admirable et surprenant.
CHAPITRE XXX
Que les fautes dans le Sublime se peuvent excuser
36.1. À l'égard donc des grands orateurs en qui le Sublime et le Merveilleux se rencontre, joint avec l'Utile et le Nécessaire, il faut avouer qu'encore que ceux dont nous parlions n'aient point été exempts de fautes, ils avaient néanmoins quelque chose de surnaturel et de divin. En effet, d'exceller dans toutes les autres parties, cela n'a rien qui passe la portée de l'homme ; mais le Sublime nous élève presque aussi haut que Dieu. Tout ce qu'on gagne à ne point faire de fautes, c'est qu'on ne peut être repris ; mais le Grand se fait admirer.
2. Que vous dirai-je enfin ? un seul de ces beaux traits et de ces pensées sublimes qui sont dans les ouvrages de ces excellents auteurs peut payer tous leurs défauts. Je dis bien plus : c'est que si quelqu'un ramassait ensemble toutes les fautes qui sont dans Homère, dans Démosthène, dans Platon, et dans tous ces autres célèbres héros, elles ne feraient pas la moindre ni la millième partie des bonnes choses qu'ils ont dites. C'est pourquoi l'envie n'a pas empêché qu'on ne leur ait donné le prix dans tous les siècles, et personne jusqu'ici n'a été en état de leur enlever ce prix, qu'ils conservent encore aujourd'hui, et que vraisemblablement ils conserveront toujours,
Tant qu'on verra les eaux dans
les plaines courir,
Et les bois dépouillés au printemps refleurir.
3. On me dira peut-être qu'un colosse qui a quelques défauts n'est pas plus à estimer qu'une petite statue achevée, comme par exemple le soldat de Polyclète. A cela je réponds que dans les ouvrages de l'art, c'est le travail et l'achèvement que l'on considère : au lieu que dans les ouvrages de la nature, c'est le Sublime et le prodigieux. Or, discourir, c'est une opération naturelle à l'homme. Ajoutez que dans une statue on ne cherche que le rapport et la ressemblance ; mais, dans le discours, on veut, comme j'ai dit, le surnaturel et le divin.
4. Cependant pour ne nous point éloigner de ce que nous avons établi d'abord, comme c'est le devoir de l'art d'empêcher que l'on ne tombe, et qu'il est bien difficile qu'une haute élévation à la longue se soutienne, et garde toujours un ton égal, il faut que l'art vienne au secours de la nature parce qu'en effet, c'est leur parfaite alliance qui fait la souveraine perfection. Voilà ce que nous avons cru être obligés de dire sur les questions qui se sont présentées. Nous laissons pourtant à chacun son jugement libre et entier.
CHAPITRE XXXI
Des Paraboles, des Comparaisons et des Hyperboles
37. Pour retourner à notre discours, les Paraboles et les Comparaisons approchent fort des Métaphores, et ne diffèrent d'elles qu'en un seul point...
38.1. Telle est cette Hyperbole : Supposé que votre esprit soit dans votre tête, et que vous ne le fouliez pas sous vos talons. C'est pourquoi il faut bien prendre garde jusqu'où toutes ces Figures peuvent être poussées, parce qu'assez souvent, pour vouloir porter trop haut une Hyperbole, on la détruit. C'est comme une corde d'arc, qui pour être trop tendue, se relâche ; et cela fait quelquefois un effet tout contraire à ce que nous cherchons.
2. Ainsi Isocrate dans son Panégyrique, par une sotte ambition de ne vouloir rien dire qu'avec emphase, est tombé, je ne sais comment, dans une faute de petit écolier. Son dessein dans ce panégyrique, c'est de faire voir que les Athéniens ont rendu plus de services à la Grèce, que ceux de Lacédémone ; et voici par où il débute : « Puisque le discours a naturellement la vertu de rendre les choses grandes, petites, et les petites grandes : qu'il sait donner les grâces de la nouveauté aux choses les plus vieilles, et qu'il fait paraître vieilles celles qui sont nouvellement faites. » Est-ce ainsi, dira quelqu'un, ô Isocrate, que vous allez changer toutes choses à l'égard des Lacédémoniens et des Athéniens ? En faisant de cette sorte l'éloge du discours, il fait proprement un exorde pour exhorter ses auditeurs à ne rien croire de ce qu'il leur va dire.
3. C'est pourquoi il faut supposer, à l'égard des Hyperboles, ce que nous avons dit pour toutes les Figures en général : que celles-là sont les meilleures qui sont entièrement cachées, et qu'on ne prend point pour des Hyperboles. Pour cela donc il faut avoir soin que ce soit toujours la passion qui les fasse produire au milieu de quelque grande circonstance. Comme, par exemple, l'Hyperbole de Thucydide, à propos des Athéniens qui périrent dans la Sicile: « Les Siciliens étant descendus en ce lieu, ils y rirent un grand carnage de ceux surtout qui s'étaient jetés dans le fleuve. L'eau fut en un moment corrompue du sang de ces misérables : et néanmoins toute bourbeuse et toute sanglante qu'elle était, ils se battaient pour en boire. » Il est assez peu croyable que des hommes boivent du sang et de la boue, et se battent même pour en boire ; et toutefois la grandeur de la passion, au milieu de cette étrange circonstance, ne laisse pas de donner une apparence de raison à la chose.
4. Il en est de même de ce que dit Hérodote de ces Lacédémoniens, qui combattirent au pas des Thermopyles : « Ils se défendirent encore quelque temps en ce lieu avec les armes qui leur restaient, et avec les mains et les dents : jusqu'à ce que les Barbares tirant toujours, les eussent comme ensevelis sous leurs traits. » Que ditesvous de cette Hyperbole ? Quelle apparence que des hommes se défendent avec les mains et les dents contre des gens armés, et que tant de personnes soient ensevelies sous les traits de leurs ennemis ? Cela ne laisse pas néanmoins d'avoir de la vraisemblance; parce que la chose ne semble pas recherchée pour l'Hyperbole, mais que l'Hyperbole semble naître du sujet même.
5. En effet, pour ne me point départir de ce que j'ai dit, un remède infaillible pour empêcher que les hardiesses ne choquent; c'est de ne les employer que dans la passion, et aux endroits à peu près qui semblent les demander. Cela est si vrai, que dans le Comique on dit des choses qui sont absurdes d'elles-mêmes, et qui ne laissent pas toutefois de passer pour vraisemblables, à cause qu'elles émeuvent la passion, je veux dire, qu'elles excitent à rire. En effet, le rire est une passion de l'âme, causée par le plaisir. Tel est ce trait d'un poète comique « Il possédait une terre à la campagne, qui n'était pas plus grande qu'une épître de Lacédémonien. »
6. Au reste, on se peut servir de l'Hyperbole aussi bien pour diminuer les choses, que pour les agrandir: car l'Exagération est propre à ces deux différents effets ; et le Diasyrme, qui est une espèce d'Hyperbole, n'est, à le bien prendre, que l'exagération d'une chose basse et ridicule.
De l'Arrangement des paroles
39.1. Des cinq parties qui produisent le Grand, comme nous avons supposé d'abord, il reste encore la cinquième à examiner: c'est à savoir la Composition et l'Arrangement des paroles. Mais comme nous avons déjà donné deux volumes de cette matière, où nous avons suffisamment expliqué tout ce qu'une longue spéculation nous en a pu apprendre ; nous nous contenterons de dire ici ce que nous jugeons absolument nécessaire à notre sujet ; comme par exemple, que l'harmonie n'est pas simplement un agrément que la nature a mis dans la voix de l'homme pour persuader et pour inspirer le plaisir: mais que, dans les instruments même inanimés c'est un moyen merveilleux pour élever le courage et pour émouvoir les passions.
2. Et de vrai, ne voyons-nous pas que le son des flûtes émeut l'âme de ceux qui l'écoutent, et les remplit de fureur, comme s'ils étaient hors d'eux-mêmes ? Que leur imprimant dans l'oreille le mouvement de sa cadence, il les contraint de la suivre, et d'y conformer en quelque sorte le mouvement de leurs corps. Et non seulement le son des flûtes ; mais presque tout ce qu'il y a de différents sons au monde, comme par exemple, ceux de la lyre, font cet effet. Car bien qu'ils ne signifient rien d'eux-mêmes, néanmoins par ces changements de tons qui s'entrechoquent les uns les autres, et par le mélange de leurs accords, souvent comme nous voyons, ils causent à l'âme un transport et un ravissement admirable.
3. Cependant ce ne sont que des images et de simples imitations de la voix, qui ne disent et ne persuadent rien n'étant, s'il faut parler ainsi, que des sons bâtards, et non point, comme j'ai dit, des effets de la nature de l'homme. Que ne dirons-nous donc point de la Composition, qui est en effet comme l'harmonie du discours dont l'usage est naturel à l'homme qui ne frappe pas simplement l'oreille, mais l'esprit: qui remue tout à la fois tant de différentes sortes de noms, de pensées, de choses, tant de beautés, et d'élégances avec lesquelles notre âme a comme une espèce de liaison et d'affinité : qui par le mélange et la diversité de sons insinue dans les esprits, inspire à ceux qui écoutent, les passions mêmes de l'orateur, et qui bâtit sur ce sublime amas de paroles ce Grand et ce Merveilleux que nous cherchons ? Pouvons- nous, dis-je, nier qu'elle ne contribue beaucoup à la grandeur, à la majesté, à la magnificence du discours, et à toutes ces autres beautés qu'elle renferme en soi ; et qu'ayant un empire absolu sur les esprits, elle ne puisse en tout temps les ravir et les enlever ? Il y aurait de la folie à douter d'une vérité si universellement reconnue, et l'expérience en fait foi.
[4.( ... )]
40.1. Au reste, il en est de même des discours que des corps, qui doivent ordinairement leur principale excellence, à l'assemblage, et à la juste proportion de leurs membres. De sorte même qu'encore qu'un membre séparé de l'autre n'ait rien en soi de remarquable, tous ensemble ne laissent pas de faire un corps parfait. Ainsi les parties du Sublime étant divisées, le Sublime se dissipe entièrement: au lieu que venant à ne former qu'un corps par l'assemblage qu'on en fait, et par cette liaison harmonieuse qui les joint, le seul tour de la période leur donne du son et de l'emphase. C'est pourquoi on peut comparer le Sublime dans les périodes, à un festin par écot auquel plusieurs ont contribué.
2. Jusque-là qu'on voit beaucoup de poètes et d'écrivains qui n'étant point nés au Sublime, n'en ont jamais manqué néanmoins ; bien que pour l'ordinaire ils se servissent de façons de parler basses, communes, et fort peu élégantes. En effet, ils se soutiennent par ce seul arrangement de paroles qui leur enfle et grossit en quelque sorte la voix : si bien qu'on ne remarque point leur bassesse. Philiste est de ce nombre. Tel est aussi Aristophane en quelques endroits, et Euripide en plusieurs, comme nous l'avons déjà suffisamment montré.
3. Ainsi quand Hercule dans cet auteur, après avoir tué ses enfants, dit,
Tant de maux à la fois sont
entrés dans mon âme,
Que je n'y puis loger de nouvelles douleurs :
cette pensée est fort triviale. Cependant il la rend noble par le moyen de ce tour qui a quelque chose de musical et d'harmonieux. Et certainement, pour peu que vous renversiez l'ordre de sa période, vous verrez manifestement combien Euripide est plus heureux dans l'arrangement de ses paroles, que dans le sens de ses pensées.
4. De même, dans sa tragédie intitulée, Dircé traînée par un taureau.
Il tourne aux environs dans sa
route incertaine,
Et, courant en tous lieux où sa rage le mène,
Traîne après soi la femme, et l'arbre et le rocher.
Cette pensée est fort noble à la vérité ; mais il faut avouer que ce qui lui donne plus de force, c'est cette harmonie qui n'est point précipitée ni emportée comme une masse pesante, mais dont les paroles se soutiennent les unes les autres, et où il y a plusieurs pauses. En effet ces pauses sont comme autant de fondements solides sur lesquels son discours s'appuie et s'élève.
CHAPITRE XXXIII
De la mesure des périodes
41.1. Au contraire, il n'y a rien qui rabaisse davantage le Sublime que ces nombres rompus et qui se prononcent vite ; tels que sont les Pyrrhiques, les Trochées et les Dichorées qui ne sont bons que pour la danse. En effet toutes ces sortes de pieds et de mesures n'ont qu'une certaine mignardise et un petit agrément qui a toujours le même tour, et qui n'émeut point l'âme.
2. Ce que j'y trouve de pire, c'est que comme nous voyons que naturellement ceux à qui l'on chante un air ne s'arrêtent point au sens des paroles, et sont entraînés par le chant : de même, ces paroles mesurées n'inspirent point à l'esprit les passions qui doivent naître du discours, et impriment simplement dans l'oreille le mouvement de la cadence. Si bien que comme l'auditeur prévoit d'ordinaire cette chute qui doit arriver, il va au-devant de celui qui parle, et le prévient, marquant, comme en une danse, la chute avant qu'elle arrive.
3. C'est encore un vice qui affaiblit beaucoup le discours, quand les périodes sont arrangées avec trop de soin, ou quand les membres en sont trop courts, et ont trop de syllabes brèves, étant d'ailleurs comme joints et attachés ensemble avec des clous aux endroits où ils se désunissent.
42. Il n'en faut pas moins dire des périodes qui sont trop coupées. Car il n'y a rien qui estropie davantage le Sublime, que de le vouloir comprendre dans un trop petit espace. Quand je défends néanmoins de trop couper les périodes, je n'entends pas parler de celles qui ont leur juste étendue, mais de celles qui sont trop petites, et comme mutilées. En effet, de trop couper son style, cela arrête l'esprit ; au lieu que de le diviser en périodes, cela conduit le lecteur. Mais le contraire en même temps apparaît des périodes trop longues ; et toutes ces paroles recherchées pour allonger mal à propos un discours, sont mortes et languissantes.
De la bassesse des termes
43.1. Une des choses encore qui avilit autant le discours, c'est la bassesse des termes. Ainsi nous voyons dans Hérodote une description de tempête, qui est divine pour le sens ; mais il y a mêlé des mots extrêmement bas, comme quand il dit: « La mer commençant à bruire. » Le mauvais son de ce mot bruire, fait perdre à sa pensée une partie de ce qu'elle avait de grand. « Le vent, dit-il en un autre endroit, les ballotta fort ; et ceux qui furent dispersés par la tempête, firent une fin peu agréable. » Ce mot ballotter est bas; et l'épithète de peu agréable n'est point propre pour exprimer un accident comme celui-là.
2. De même l'historien Théopompus a fait une peinture de la descente du roi de Perse dans l'Égypte, qui est miraculeuse d'ailleurs : mais il a tout gâté par la bassesse des mots qu'il y mêle. « Y a-t-il une ville, dit cet historien, et une nation dans l'Asie qui n'ait envoyé des ambassadeurs au roi ? Y a-t-il rien de beau et de précieux qui croisse, ou qui se fabrique en ces pays, dont on ne lui ait fait des présents ? Combien de tapis et de vestes magnifiques, les unes rouges, les autres blanches, et les autres historiées de couleurs ? Combien de tentes dorées et garnies de toutes les choses nécessaires pour la vie ? Combien de robes et de lits somptueux ? Combien de vases d'or et d'argent enrichis de pierres précieuses, ou artistement travaillés ! Ajoutez à cela un nombre infini d'armes étrangères et à la grecque ; une foule incroyable de bêtes de voiture, et d'animaux destinés pour les sacrifices : des boisseaux remplis de toutes les choses propres pour réjouir le goût : des armoires et des sacs pleins de papier, et de plusieurs autres ustensiles ; et une si grande quantité de viandes salées de toutes sortes d'animaux, que ceux qui les voyaient de loin pensaient que ce fussent des collines qui s'élevassent de terre. »
3. De la plus haute élévation il tombe dans la dernière bassesse, à l'endroit justement où il devait le plus s'élever. Car mêlant mal à propos dans la pompeuse description de cet appareil, des boisseaux, des ragoûts et des sacs : il semble qu'il fasse la peinture d'une cuisine. Et comme si quelqu'un avait toutes ces choses à arranger, et que parmi des tentes et des vases d'or, au milieu de l'argent et des diamants, il mît en parade des sacs et des boisseaux, cela ferait un vilain effet à la vue. Il en est de même des mots bas dans le discours, et ce sont comme autant de taches et de marques honteuses qui flétrissent l'expression.
4. Il n'avait qu'à détourner un peu la chose, et dire en général, à propos de ces montagnes de viandes salées, et du reste de cet appareil : qu'on envoya au roi des chameaux et plusieurs bêtes de voiture chargées de toutes les choses nécessaires pour la bonne chère et pour le plaisir. Ou des monceaux de viandes les plus exquises, et tout ce qu'on saurait s'imaginer de plus ragoûtant et de plus délicieux. Ou, si vous voulez, tout ce que les officiers de table et de cuisine pouvaient souhaiter de meilleur pour la bouche de leur maître.
5. Car il ne faut pas d'un discours fort élevé passer à des choses basses et de nulle considération, à moins qu'on n'y soit forcé par une nécessité bien pressante. Il faut que les paroles répondent à la majesté des choses dont on traite ; et il est bon en cela d'imiter la nature, qui, en formant l'homme, n'a point exposé à la vue ces parties qu'il n'est pas honnête de nommer, et par où le corps se purge ; mais, pour me servir des termes de Xénophon, « a caché et détourné ces égouts le plus loin qu'il lui a été possible, de peur que la beauté de l'animal n'en fût souillée. » 6. Mais il n'est pas besoin d'examiner de si près toutes les choses qui rabaissent le discours. En effet, puisque nous avons montré ce qui sert à l'élever et à l'ennoblir, il est aisé de juger qu'ordinairement le contraire est ce qui l'avilit et le fait ramper.
Des causes de la décadence des esprits
44.1. Il ne reste plus, mon cher Térentianus, qu'une chose à examiner ; c'est la question que me fit, il y a quelques jours, un philosophe. Car il est bon de l'éclaircir, et je veux bien, pour votre satisfaction particulière, l'ajouter encore à ce traité.
Je ne saurais assez m'étonner, me disait ce philosophe, non plus que beaucoup d'autres, d'où vient que dans notre siècle il se trouve assez d'orateurs qui savent manier un raisonnement, et qui ont même le style oratoire : qu'il s'en voit, dis-je, plusieurs qui ont de la vivacité, de la netteté, et surtout de l'agrément dans leurs discours . mais qu'il s'en rencontre si peu qui puissent s'élever fort haut dans le Sublime. Tant la stérilité main-, tenant est grande parmi les esprits!
2. N'est-ce point, poursuivait-il, ce qu'on dit ordinairement ? que c'est le gouvernement populaire qui nourrit et forme les grands génies : puisque enfin jusqu'ici tout ce qu'il y a presque eu d'orateurs habiles ont fleuri, et sont morts avec lui? En effet, ajoutait-il, il n'y a peut-être rien qui élève davantage l'âme des grands hommes que la liberté, ni qui excite et réveille plus puissamment en nous ce sentiment naturel qui nous porte à l'émulation ; et cette noble ardeur de se voir élevé au- dessus des autres.
3. Ajoutez que les prix qui se proposent dans les républiques, aiguisent, pour ainsi dire, et achèvent de polir l'esprit des orateurs ; leur faisant cultiver avec soin les talents qu'ils ont reçus de la nature. Tellement qu'on voit briller dans leurs discours la liberté de leur pays.
Mais nous, continuait-il, qui avons appris dès nos premières années à souffrir le joug d'une domination légitime, qui avons été comme enveloppés par les coutumes et les façons de faire de la monarchie, lorsque nous avions encore l'imagination tendre, et capable de toutes sortes d'impressions - en un mot, qui n'avons jamais goûté de cette vive et féconde source de l'éloquence, je veux dire, de la liberté: ce qui arrive ordinairement de nous, c'est que nous nous rendons de grands et magnifiques flatteurs.
4. C'est pourquoi il estimait, disait-il, qu'un homme même né dans la servitude était capable des autres sciences : mais que nul esclave ne pouvait jamais être orateur. Car un esprit, continua- t-il, abattu et comme dompté par l'accoutumance au joug, n'oserait plus s'enhardir à rien : tout ce qu'il avait de vigueur s'évapore de soi-même, et il demeure toujours comme en prison.
5. En un mot, pour me servir des termes d'Homère,
Le même jour qui met un homme
libre aux fers
Lui ravit la moitié de sa vertu première.
De même donc que, si ce qu'on dit est vrai, ces boîtes où l'on enferme les pygmées, vulgairement appelés nains, les empêchent non seulement de croître, mais les rendent même plus petits, par le moyen de cette bande dont on leur entoure le corps: ainsi la servitude, je dis la servitude la plus justement établie, est une espèce de prison, où l'âme décroît et se rapetisse en quelque sorte.
6. Je sais bien qu'il est fort aisé à l'homme, et que c'est son naturel de blâmer toujours les choses présentes : mais prenez garde que... Et certainement, poursuivis-je, si les délices d'une trop longue paix sont capables de corrompre les plus belles âmes, cette guerre sans fin, qui trouble depuis si longtemps toute la terre, n'est pas un moindre obstacle à nos désirs.
Ajoutez à cela ces passions qui assiègent continuellement notre vie, et qui portent dans notre âme la confusion et le désordre. En effet, continuai-je, c'est le désir des richesses, dont nous sommes tous malades par excès, c'est l'amour des plaisirs qui, à bien parier, nous jette dans la servitude, et pour mieux dire, nous traîne dans le précipice, où tous nos talents sont comme engloutis.
Il n'y a point de passion plus basse que l'avarice, il n'y a point de vice plus infâme que la volupté.
7. Je ne vois donc pas comment ceux qui font si grand cas des richesses, et qui s'en font comme une-espèce de divinité, pourraient être atteints de cette maladie, sans recevoir en même temps avec elle tous les maux dont elle est naturellement accompagnée ? Et certainement la profusion et les autres mauvaises habitudes suivent de près les richesses excessives : elles marchent, pour ainsi dire, sur leurs pas, et par leur moyen elles s'ouvrent les portes des villes et des maisons, elles y entrent, elles s'y établissent. Mais à peine y ont-elles séjourné quelque temps, qu'elles y font leur nid, suivant la pensée des sages, et travaillent à se multiplier. Voyez donc ce qu'elles y produisent. Elles y engendrent le faste et la mollesse qui ne sont point des enfants bâtards, mais leurs vraies et légitimes productions. Que si nous laissons une fois croître en nous ces dignes enfants des richesses, ils y auront bientôt fait éclore l'insolence, le dérèglement, l'effronterie et tous ces autres impitoyables tyrans de l'âme.
8. Sitôt donc qu'un homme oubliant le soin de la vertu, n'a plus d'admiration que pour les choses frivoles et périssables, il faut de nécessité que tout ce que nous avons dit arrive en lui : il ne saurait plus lever les yeux pour regarder au-dessus de soi, ni rien dire qui passe le commun : il se fait en peu de temps une corruption générale dans toute son âme. Tout ce qu'il avait de noble et de grand se flétrit et se sèche de soi- même, et n'attire plus que le mépris.
9. Et comme il n'est pas possible qu'un juge qu'on a corrompu, juge sainement et sans passion de ce qui est juste et honnête, parce qu'un esprit qui s'est laissé gagner aux présents ne connaît de juste et d'honnête que ce qui lui est utile : comment voudrions-nous que dans ce temps où la corruption règne sur les moeurs et sur les esprits de tous les hommes : où nous ne songeons qu'à attraper la succession de celui-ci ; qu'à tendre des pièges à cet autre, pour nous faire écrire dans son testament; qu'à tirer un infâme gain de toutes choses, vendant pour cela jusqu'à notre âme, misérables esclaves de nos propres passions : Comment, dis-je, se pourrait-il faire que dans cette contagion générale il se trouvât un homme sain de jugement, et libre de passion ; qui n'étant point aveuglé ni séduit par l'amour du gain, pût discerner ce qui est véritablement grand et digne de la postérité ? 10. En un mot étant tous faits de la manière que j'ai dit, ne vaut-il pas mieux qu'un autre nous commande, que de demeurer en notre propre puissance: de peur que cette rage insatiable d'acquérir, comme un furieux qui a rompu ses fers, et qui se jette sur ceux qui l'environnent, n'aille porter le feu aux quatre coins de la terre ? IL Enfin, lui dis-je, c'est l'amour du luxe qui est cause de cette fainéantise où tous les esprits, excepté un petit nombre, croupissent aujourd'hui. En effet si nous étudions quelquefois, on peut dire que c'est comme des gens qui relèvent de maladie, pour le plaisir, et pour avoir lieu de nous vanter, et non point par une noble émulation, et pour en tirer quelque profit louable et solide. 12. Mais c'est assez parlé là-dessus. Venons maintenant aux passions dont nous avons promis de faire un traité à part. Car, à mon avis, elles ne sont pas un des moindres ornements du discours, surtout pour ce qui regarde le Sublime.
1. Le sous-titre « ou du merveilleux... » est un ajout de Boileau ; sur le sens du terme, voir ici p. 70, n. 20. Le titre grec est « Peri hypsous », le Peri suffisant à annoncer un traité (comme le De latin) : on est bien dans le registre du « didactique » (Préface, p. 66). Cf. la trad. Pigeaud, « Du Sublime » ; et les traductions d'avant Boileau: Dell'altezza del dire (Pinelli ; Padoue, 1639), Liber de grandi eloquentia (Langbaine ; Oxford, 1636). Le grandis eloquentia signale que l'on est aussi dans le registre rhétorique: le sublime vise la grandiloquence.
2. Comme toute son époque, Boileau attribue le Traité au seul Longin attesté : le philosophe et rhéteur grec Cassius Longin, né vers 213, mort en 273, qui enseigna la rhétorique à Athènes et en Syrie, et dont l'oeuvre ne nous est parvenue qu'en fragments. On voit bien le parti que Boileau tire de cette attribution. Sa préface nous montre un Longin héroïque et en somme sublime : non pas petit professeur de rhétorique, mais à Palmyre « ministre d'État » de la reine Zénobie. Longin fut son conseiller lorsqu'elle défia l'Empire romain, et il paya de sa vie cette audace.
Mais l'attribution est manifestement fausse, comme on s'en est aperçu à partir du XIXe siècle. L'allusion finale à la « longue paix » (44.6) qui règne désormais dans l'Empire suffit à ruiner l'hypothèse de Cassius Longin, puisque le IIIe siècle fut une époque de troubles profonds, dont la sécession de Zénobie est du reste l'exemple le plus éclatant. A cet indice historique, on peut ajouter les indices littéraires. On voit mal qu'un auteur du in, siècle polémique encore contre Cécilius, critique prééminent sous Auguste, et invoque peut-être (à 3.5) Théodore, l'un des professeurs de Tibère.
L'origine de l'attribution remonte au titre donné par les manuscrits Dionysiou Longinou peri hypsous, « Du sublime, par Denys Longin ». Deux hypothèses : Mazzucchi et Russell.
Mazzucchi soutient de façon convaincante que le Traité n'est pas anonyme, puisqu'il est signé « Denys Longin ». C'est l'auteur et l'homme ainsi désignés qui nous sont inconnus. Mais le nom est tout à fait plausible. Il désigne un grec (Denys) qui ayant reçu la citoyenneté romaine a aussi reçu un nom romain (Longinus). Selon l'usage, il maintient son nom personnel comme cognomen (Denys n'est pas son prénom, à la manière actuelle) et lui ajoute un autre cognoinen illustre, Longinus. Cet ajout est sans doute le signe que l'inconnu a un lien avec la puissante famille des Cassius Longin, descendants d'un des meurtriers de Jules César. Cette famille est sous Auguste un véritable cercle intellectuel et politique, à la fois fidèle aux principes républicains et parmi les plus ouvertes à la culture grecque. En tout état de cause, il n'y a pas lieu d'appeler l'auteur du Traité « le pseudo- Longin » ou « l'Anonyme ».
Pour Russell en revanche, toute reconstitution est extrêmement conjecturale. Russell souligne qu'il a fallu attendre 1809 pour remarquer que le manuscrit du Xe siècle, dont descendent tous les autres (qui datent seulement des XVe et XVIe siècles), portait aussi : Dionysiou è Longinou, « par Denys ou par Longin ». L'hypothèse que propose Russel] est alors assez satisfaisante. L'auteur du Traité nous restera inconnu; c'est l'érudition grecque du Moyen Age qui a suggéré de l'attribuer soit à Denys (d'Halicarnasse) soit à (Cassius) Longin. Le premier a, en effet, écrit au Ier siècle apr. J.-C., des Traités de rhétorique dont le vocabulaire et l'analytique rappellent celui-ci. Du second il ne nous reste que des fragments. Or. un rhéteur grec du xi* siècle, Jean de Sicile, mentionne comme de « Longin » des passages qui évoquent le Traité du Sublime: une allusion à Borée dans l'Orithye d'Eschyle (3. 1) et la célèbre parole de la Genèse (9.9) « que divinisent non seulement les chrétiens mais aussi les meilleurs des Grecs païens, tels Longin ou Démétrius de Phalère ». Même si Jean de Sicile a pris ces deux citations dans le Traité du Sublime, il ne s'en déduit pas automatiquement qu'il attribue cette oeuvre à un autre qu'à Cassius Longin. Mais de plus, rien n'oblige à supposer qu'il les a prises là, au moins pour la première, le Borée de l'Orithye. Dans la rhétorique grecque, entre le Ier et le XIe siècle, on se repasse en effet les citations d'un traité à J'autre. Savoir où Jean a pris celle-ci n'a rien d'évident.
Une mention spéciale mérite d'être faite à l'hypothèse juive, à cause justement du passage de la Genèse, unique dans un traité païen de ]'Antiquité. Le « nous autres Grecs » à 12.4 n'interdit pas cette hypothèse (voir la note). Théodore, peut-être le maître de Longin (voir 3.5), venait de Gadara, en Palestine ou plutôt en Coelésyrie (voir Matthieu 8 : 28), centre culturel d'où sont issus les poètes Ménippe et Méléagre. On connaît mieux, par ses nombreuses oeuvres, Philon d'Alexandrie (mort en 54), aussi dit Philon le Juif. Il reçut à Alexandrie une formation hellénique, tout en étudiant la Bible et la pensée hébraïque. Or, il y a quelques ressemblances entre le vocabulaire de « Longin » et celui de Philon, surtout dans le chapitre 44 (à 44.3, 44.6, 44.8). Tout ce chapitre sur la décadence des esprits rappelle le mouvement de la philosophie de Philon. On n'a pas manqué d'en déduire que le « philosophe » mentionné à 44.1 n'était autre que Philon Jusqu'à dater le Traité du voyage de Philon à Rome, en 39-41 (Philon fut député devant Caligula pour plaider la cause de ses coreligionnaires refusant de sacrifier à l'Empereur). D'autre part, Philon tente un syncrétisme entre le sens grec et le sens biblique de l'« extase » : à J'extase de ravissement (Dieu descend) s'oppose l'extase d'admiration (l'âme monte : voir l'ouvrage de Screech cité p. 17). Comme Philon, « Longin » tente une synthèse entre plusieurs voies, cicéronienne ou stoïcienne ; mais encore romaine, grecque ou juive. Cela contribue assurément à la tension qui anime son écriture.
Sur la Préface de Boileau
3. Allusion aux dernières lignes du Traité. La question de savoir si le Traité a, ou non, étudié les passions est très controversée.
4. Le lexique grec attribué à Suidas (Xe ou XIe siècle) contient, entre autres, des listes bibliographiques. Mais les neuf titres mentionnés renvoient évidemment à Cassius Longin, non à l'auteur du Traité. Au texte, le Traité renvoie à d'autres ouvrages : à 8. 1 (« nos commentaires sur Xénophon » ont traité de l'élévation d'esprit) et à 39.1 (« nous avons déjà donné deux volumes » sur « la composition et l'arrangement des paroles »). Longin a donc déjà écrit sur les première et cinquième sources du sublime.
5. D'Aristote, voir les Poétique et Rhétorique (Le Livre de Poche n° 6734 et 4607). Sous le nom d'Hermogène, très célèbre à la Renaissance et encore au XVIIe siècle, a été transmis un corpus de cinq traités datant de la fin du IIIe siècle et du début du IIIe: les exercices préparatoires ou Progymnasmata ; sur les « états de cause » (Peri staseôn: choix préalable du terrain sur lequel se place l'orateur) ; sur l'invention des idées ou inventio sur les « idées » ou catégories stylistiques du discours (Peri ideôn) enfin la méthode dite de l'habileté (Péri methodou deinotètos, pour agencer l'ensemble, voir note à 34.4). Seuls sont authentiquement d'Hermogène le Peri staseôn et le Peri ideôn. Pour une analyse détaillée, voir les travaux de Michel Patillon, en attendant sa traduction française du corpus (La Théorie du discours chez Hermogène le rhéteur, Les Belles Lettres, 1988 ; Éléments de rhétorique classique, Nathan, 1990).
Traitant du style ou elocutio, ni Aristote ni Hermogène ne font d'effets de style. Mais Boileau se donne la partie belle. En ne citant que ces auteurs grecs, il omet comme par hasard Cicéron. La réplique lui sera donnée en 1737 par l'abbé Colin traduisant l'Orateur. A propos de L'Orator 97-111. ce dernier se fait consciemment l'écho de la formule « en parlant du Sublime, [Longin] est lui-même très sublime » : « Cicéron traite, comme on voit, le Sublime d'une manière sublime. La description qu'il en fait est magnifique » (Paris : de Bure, p. 253 ; et de louer avec malice la définition du Sublime par Boileau donnée ici p. 155, « très-convenable »).
6. En contexte, la remarque de Casaubon est pour se plaindre du peu de lecteurs de Longin : « aureolus nec satis arquant lectus libellus » (in Persii satiras..., 1605, p. 57). Isaac Casaubon, mort en 1614, grand helléniste français, publia de nombreux textes grecs dans les années 1580-1600.
7. Philosophe néo-platonicien, mort en 305, élève de Cassius Longin : il publia les Ennéades de Plotin, et écrivit entre autres la célèbre Isagogè sur les catégories d'Aristote (où se trouve « J'arbre de Porphyre »). L'éloge de Cassius Longin se trouve dans sa Vie de Plotin.
8. Ou Eunape, historien et biographe (IVe-Ve siècle), dont seule la Vie des Sophistes nous est parvenue. Sophistes = intellectuels et maîtres de rhétorique (Libanios, Cassius Longin, etc.).
9. Le chef arabe Odenat, après avoir obtenu de l'empereur Gallien la charge de défendre l'Orient romain, le força à lui conférer le titre d'imperator. Zénobie lui succède dans cette prétention à la souveraineté, mais trouve contre elle l'empereur Aurélien (voir le morceau que La Bruyère, dans les Caractères, consacre à Zénobie).
10. Flavius Vopiscus est l'un des auteurs de l'Histoire Auguste (Laffont, coll. « Bouquins »), recueil de biographies des empereurs depuis Hadrien jusqu'à Numérien et Carin, soit de 117 à 284, et source essentielle de renseignements pour l'histoire de cette époque. Boileau recopie évidemment la Vie dAurélien.
11. Emèse, aujourd'hui Homs, dans l'actuelle Syrie (où se trouve aussi Palmyre).
12. Comprendre : le courage guerrier. Venant d'une femme, et qui plus est d'une « Orientale », l'insulte est sensible. Dans l'Enéide, l'antagonisme entre Auguste et Antoine est construit autour d'oppositions comme Rome/l'Orient, hommeffemme, un/multiple (ordre/grouillement), etc. Vaincre Zénobie, c'est se ressaisir comme « vrai » Romain, au lieu d'être comme Antoine perdu par les séductions « féminines » de Cléopâtre. L:empereur se déshonorerait en faisant mourir la reine : il lui reconnaîtrait par là le statut d'un homme, d'un ennemi digne de lui.
13. Historien grec du Ve siècle, qui écrivit une histoire des empereurs depuis Auguste.
14. Ce « très petit nombre » est pour Marc Fumaroli le signe que Longin a intéressé une élite européenne, dont le Sublime serait le signe d'élection pendant les XVIe et XVIIe siècles : un signe éminemment secret, un mot de passe. Cette hypothèse ne va pas sans difficultés. Il est plus simple de considérer que par « sublime », l'époque désigne et admire la machine cicéronienne, qui n'a rien de secret. On comprend alors mieux le peu d'intérêt porté à Longin, jusqu'à Boileau. Au XVIIe siècle, « curieusement, le marché n'était pas prometteur pour une édition de Longin capable d'intéresser à la fois le spécialiste et le grand public » (Brody, p. 11).
15. L'un des premiers titres de gloire de Marc-Antoine Muret (1526-1585) est d'avoir été professeur de Montaigne à Bordeaux, au Collège de Guyenne. Ensuite professeur à Paris, il est accusé de « moeurs contre nature » en 1554 et sa fuite le mène à Venise, où il se lie avec l'éditeur Paul Manuce, le fils du grand Alde. L'allusion à une traduction latine de Longin commandée par Manuce se trouve dans le commentaire de Catulle par Muret (Lyon : Guillaume Roville, 1554, p. 56). Le texte est cité in extenso par D. Coleman, qui y voit la preuve que Montaigne a connu Longin, via Muret retrouvé à Rome en 1581 (« Montaigne and Longinus », Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance, XLVII, 2, pp. 405-413). Muret y cite avec grand éloge l'ode de Sappho (10.2). Mais sa traduction de Longin n'a jamais vu le jour, à supposer qu'il l'ait achevée. En revanche, c'est Paul Manuce qui donne la seconde édition du texte grec, en 1555 (la première datant de 1554).
16. Boileau fait sans doute allusion aux traductions latines de Domenico Pizzimenti et Pietro Pagani, publiées en 1644 en regard de celle de Gabriele dalla Pietra, en latin Gabriel de Petra. Les deux premières, publiées respectivement en 1566 et 1572, étaient totalement inconnues avant 1644 (celle de 1566 a été mentionnée pour la première fois par Bernard Weinberg en 1950 ; et jusqu'en 1733, on croyait celle de 1572 postérieure à celle de Pietra). Boileau suit souvent de très près la trad. lat. de dalla Pietra, d'abord publiée en 1614. L'érudit anglais Langhaine a aussi donné une trad. latine, en 1636 : mais comme Boileau le nomme un peu après, il ne peut s'agir ici de la sienne.
17. Tanneguy Le Fèvre, père de Mme Dacier, mentionné à la fin de cette préface (note 24). Boileau ne mentionne pas le parti qu'il a pu tirer de la traduction française que préparait son propre frère, Gilles, bon helléniste (mort en 1669).
En résumé, on peut donc compter dix éditions du texte avant Boileau, en grec ou en latin (ou les deux): 1554 par Fr. Robortello (Bâle: Jean Oporin); 1555 par P. Manuce (Venise: Manuce); 1566 par D. Pizzimenti, à Naples (trad. ai.) ; 1569 par Fr. Portus (et 1570, Genève: Jean Crispin , 1569 à Anvers: Chr. Plantin, avec trad. lait.); 1572 par P. Pagano (Venise: Vinc. Valgrisus, avec trad. ]ai.) ; 1612 par G. dalla Pietra (Genève: J. Tournai, avec trad. lat.) ; 1636 par G. Langbaine (et 1638, Oxford: G. Webb, avec trad. lat.) ; 1643, trad. lat. seule, anonyme, à Venise, dans Degli autori del ben parlare... ; 1644 par C. Manolesius (Bologne : Ev. Ducciae ; aligne en colonnes les trois trad. lait. de Petra, Pizzimenti, Pagano); 1663 par T. Le Fèvre (Saumur: J. Lenerius ; reprend la trad. Pietra). Mentionnons encore l'éd. lat. de J. Toll (Utrecht: F. Halma, 1694), qui intègre toutes les notes de ses prédécesseurs, dont le commentaire alors inédit de Portus (lequel se trouve aussi dans l'éd. Z. Pearce de Longin, Amsterdam : J. Wetstenius, 1733).
A ce nombre il faut ajouter les trad. italiennes de Giovanni di Niccoló da Falgano, vers 1575 (mais mentionnée en 1737 seulement par l'érudit Heineken) ; et de Niccoló Pinelli, publiée à Padoue en 1639 (Dell'altezza del dire, localisée à la B.N. de Florence: 5.D.5.98). Avec la trad. angl. de John Hall en 1652, à Londres, cela fait à la fois beaucoup et peu. Il faut bien voir en effet que toutes ces éditions sont confidentielles.
18. Graphie conforme au lat. iurisdictio.
19. Expression et idée reprises de 3.2 : si haut qu'on ne le voit plus.
20. Reprise de 1.4. En comparant les deux traductions, on voit que « cet extraordinaire et ce merveilleux qui frappe » a pour équivalent « produit en nous une certaine admiration mêlée d'étonnement et de surprise ». Admiration et merveilleux, étymologiquement liés, rendent le to thaumasion du grec. Celui-ci est accompagné d'ekplèxis (syn explèxei), c'est-à-dire d'une frayeur subite, d'une stupeur causée par la foudre, bref, d'un étonnement, dans le sens fort qu'a ce mot au XVIIe siècle. Cf. 35.5, où thaumaston est traduit par « admirable et surprenant » (le lat. admirabilia y traduisant lui-même le grec paradoxa) ; 15.2, où ekplèxis est rendu par « l'étonnement et la surprise » ; 15.11, où ekplèktikon est détaillé en « qui lui frappant l'imagination l'empêche d'examiner de si près la force des preuves » ; et la note à 12.5. Lidée de surprise n'est donc pas véritablement ajoutée par Boileau, comme on l'affirme souvent. Elle redouble plutôt celle d'étonnement, puisque « surprise » souligne la rapidité. La foudre tombe ; on est étonné, saisi par le tonnerre ; elle tombe, mais brutalement : on est surpris, saisi en un instant.
21. Boileau s'est ici donné la facilité de forger un exemple. La réplique vient là encore de l'abbé Colin, dans la suite du passage cité à la note 5 de la p. 65. Si on se donne la peine de les chercher, il ne manque pas d'exemples dans le style sublime et pourtant Sublimes : « A cet exemple [le « Je crains Dieu, cher Abner » cité par Boileau : ici p. 156] on peut, ce me semble, en ajouter un autre, tiré du même auteur [Racine]. Voici comme il amplifie d'une manière sublime ces paroles du commencement de la Genèse, Deus creavit caelum & terrant:
O sagesse, ta parole
Fit éclore l'Univers,
Posa sur un double Pole
La Terre au milieu des Mers.
Tu dis, Et les Cieux parurent,
Et tous les Astres coururent
Dans leur ordre se placer.
Avant les siècles tu règnes
Et qui suis-je, que tu daignes
Jusqu'à moi te rabaisser ?
Brièveté contre étendue, Racine (Athalie) contre Racine (Cantiques spirituels, 4): il serait hasardeux de décider que Colin était le seul à trouver sublime le second exemple.
22. Daniel Huet, Demonstratio Evangelica, 1678, p. 54: « Ce que Longin rapporte ici de Moïse [à 9.9], comme une expression sublime et figurée, me semble très simple. Il est vrai que Moïse rapporte une chose qui est grande ; mais il l'exprime d'une façon qui ne l'est nullement. » Boileau reviendra sur cette affirmation dans sa Réflexion X: voir p. 150-155. Huet, évêque, excellent helléniste, académicien depuis 1674, était du parti des Anciens, et pourtant contre Boileau dans la fameuse querelle des Anciens et des Modernes.
23. Allusion à la traduction de la Genèse par Port-Royal, publiée en 1672.
24. On trouvera le texte des remarques de Dacier dans l'éd. de la Pléiade. Née en 1654, Mme Dacier, fille de Tanneguy Le Fèvre (voir note 17), traduisit Anacréon et Sappho en 1681, deux pièces d'Aristophane en 1684 ; elle était activement du parti des Anciens.
25. Ce dernier paragraphe est ajouté à partir de 1701.
26. = sans perdre son temps à pleurer.
27. En principe, c'est Julie et non Camille qui prononce ce vers 1021 (Horace, 111, 5) ; mais Camille est présente à ce moment-là, d'où sans doute la confusion de Boileau.
28. Corneille, La Mort de Pompée, 1, 1, v. 5-12, où « Ptolomée, roi d'Égypte », déplore la défaite de Pompée à Pharsale:
Cet horrible débris d'aigles,
d'armes, de chars,
Sur ses champs empestés confusément épars,
Ces montagnes de morts privés d'honneurs suprêmes...
Les noms d'auteur renvoient uniquement aux auteurs dont Longin cite un passage. Pour les notions de rhétorique, voir aussi la table des matières détaillée. adfectus (passions) = pathos. |
Source:
Longin
Traité du Sublime
Traduction de Boileau.
Paris: Le Livre de Poche, Librairie Générale
Française, 1995.